Thomas Lang est un des plus grands artisans de la photo hip-hop en France. À l’occasion du lancement de son site web, celui qui collabore fréquemment avec iHH™ MAGAZiNE nous a accordé une interview pour parler photo, rap et même psychologie.

Interview : Dorian Lacour

Thomas, tu dis avoir été inspiré notamment par Martin Parr. Pourquoi lui ?

J’ai commencé à faire des photos dans la rue, ce qu’on appelle la street photo. J’ai découvert son boulot, il m’a fait mieux comprendre ce que je faisais, ce qui me plaisait. Sa série sur le tourisme, “Small World”ou celle sur l’Angleterre ouvrière à New Brighton. Je viens de l’est de la France, des milieux ouvriers, un peu gris où il fait pas toujours beau, avec une certaine joie de vivre.

Lui était plus un photographe documentaire, c’est moins ton cas…

Ce qui m’a fait aimer la photo c’est la photographie documentaire, c’est aussi les photographes de guerre. C’était la photographie à laquelle j’avais accès dans les magazines. Martin Parr me marquait parce que c’est ce que je voyais, ce que j’aimais prendre en photo.

Raconte-nous, comment t’es-tu mis à la photographie ?

Je fais de la photo depuis gamin. Quand je suis arrivé à mes 30 ans je me suis rendu compte que je n’étais pas heureux dans ce que je faisais. Comme beaucoup de gens à un moment donné de leur vie je me suis demandé ce qui me faisait kiffer. C’est ce qui m’a motivé à me lancer dans la photographie, travailler pour me faire plaisir, et pas juste pour gagner ma vie.

Tu fais ce métier depuis 12 ans. Faire de sa passion son métier ça ne risque pas de la rendre moins excitante ?

Bien sûr. Dès le départ, c’est un peu une utopie de faire de sa passion son métier. J’y suis allé à fond mais très vite il a fallu que je gagne ma vie. La photo devenait un travail alimentaire, il fallait répondre aux commandes, répondre à un cahier des charges, à un brief, pas toujours à ce qui te fait kiffer. Alors ça t’oblige à faire des choses à côté, des photos pour toi. Au début j’acceptais tout parce que j’avais besoin de bouffer, et j’avais besoin d’apprendre aussi, c’est un métier qui s’apprend sur le terrain. Mais après, tu refuses des commandes et tu prends du temps pour toi, sinon tu tues ta passion.

Jay Rock par Thomas Lang

Est-ce-qu’il y a pour toi une “science du cliché” ?

Il y a des règles. Pour moi la vie est faite de règles, tu les apprends pour les contourner, les casser. C’est comme pour la musique, quand tu apprends le piano il faut étudier le solfège, c’est chiant, mais une fois cette première étape passée tu peux faire ce que tu veux. En photo c’est pareil, il y a des grandes règles, et j’aime bien les contourner.

Est-ce-que tu laisses place à ton instinct ou est-ce-que la conception d’une photo est plus “mathématique” pour toi ?

C’est un savant mélange. On ne peut pas dire qu’il ne faut pas un minimum de rigueur, des bases techniques… Mais c’est comme les règles, tu peux jouer avec, tu peux improviser et laisser les choses se faire. Si on centre la question sur les portraits hip-hop c’est de l’impro, c’est un portrait de presse, on a peu de temps. Tu arrives, tu as 10 minutes, tu regardes la personne, tu trouves un décor, une lumière, tu n’as pas trop le temps de te poser et de réfléchir à ce que tu vas faire, donc t’improvises.

Tu as un site web et un compte Instagram que tu alimentes régulièrement. Un photographe peut-il exister sans les réseaux sociaux aujourd’hui ?

J’espère que les réseaux sociaux ne sont pas indispensables mais j’ai bien peur que si. Je produis, je poste, ça me plait. Avoir un retour aussi, c’est génial. Après j’essaye de ne pas y attacher une importance folle. Je trouve intéressant d’y être, Instagram surtout. Je vois beaucoup d’images, c’est un endroit où je découvre d’autres photographes, d’autres artistes, des sons, des peintres, on peut échanger avec les gens, moi j’adore ça.

Qu’est-ce-que tu préfères photographier ?

J’aime beaucoup faire des portraits, même si à la base c’était pas mon style de prédilection. L’architecture aussi, j’ai toujours été à l’aise, il y a une solitude qui me convient très bien. Après pour te répondre, je dirais le portrait quand même.

Vîrus par Thomas Lang

Parlons rap, tu es un grand portraitiste du hip-hop en France, comment es-tu entré dans ce milieu ?

J’ai rencontré Yann Cherruault, le rédac’ chef d’iHH™ MAGAZiNE via un pote qui est attaché de presse, Manu Lartichaux. Mon premier shooting pour iHH™ c’était Saul Williams en 2016. Il était hyper open. On a passé vingt minutes ensemble, il parlait très bien français, et j’étais fan de lui depuis son film “Slam” [1998 – NDLR]. Depuis, ça continue.

Depuis quand es-tu passionné de rap ?

Je suis fan depuis le début des années 90. Ma première claque c’est le Wu-Tang Clan, avant y avait eu les Beastie Boys aussi. C’étaient des cassettes qu’on se passait à l’école. Des gars plus vieux me les filaient, surtout du rap US. Puis une fois que j’ai découvert tout ça, je suis tombé dans le rap français avec NTM, le Ministère A.M.E.R., Time Bomb

Quel(s) artiste(s) as-tu préféré photographier ?

Je t’en citerai deux très opposés. Vîrus, d’abord. Quand Yann m’envoie le shooter je ne sais pas qui c’est, alors j’ai écouté et j’ai pris une tarte. En plus le mec est bien, sincère, franc, j’avais l’impression de croiser un pote. C’est ça qui est bien dans le fait de bosser pour iHH™ c’est que je découvre des mecs ! Je te citerai aussi Jay Rock parce que j’étais complètement à la rue, je l’ai confondu avec son garde du corps qui fait à peu près 2 mètres et 130Kg, je lui dis ‘viens on shoot’ et il se prend au jeu. Ça a bien détendu l’atmosphère et quand Jay Rock est arrivé ça s’est très bien passé, je suis quand même passé pour un con mais c’était bien. Je pourrais aussi te citer Flynt, Mac Tyer, Rapsody, Denzel Curry

Il y a des artistes que tu rêverais de shooter ?

Non, il n’y a personne que je rêve de shooter. Après tu si me dis “demain tu vas shooter Damso, Booba, Nekfeu ou Vald” bien sûr je suis content. Tu m’emmènes shooter Kendrick Lamar je suis hyper content, mais je suis pas en attente. Je pense à Youssef Swatt’s, le mec inconnu, j’ai surkiffé le shooter. Ma logique est vraiment là aussi. Je serai content de shooter une star mais c’est pas toujours fun. Quand j’ai shooté Wyclef ça a été insupportable. Il y avait une coiffeuse, une maquilleuse, deux attachés de presse, tout un dispositif trop lourd autour, moi ça m’amusait pas. Quand je te dis que Wyclef ça s’est mal passé, la photo est réussie c’est une de celles dont j’suis le plus fier, mais le shooting n’est pas un bon souvenir. Mais j’ai pris l’habitude avec les américains, il faut réussir à isoler la personne, le prendre pour toi, et t’as 10 secondes pour ça. C’est comme Jonwayne, je l’ai shooté dans un couloir, entre 2 portes, et j’ai pu appuyer trois fois…

Tu dis sur ton site que “certains arrivent à reculons, d’autres cagoulés, il y a parfois même des gardes du corps…”, pour toi, réaliser le portrait d’un artiste c’est entrer dans son intimité ?

Ils sont armés quand même, ils se protègent bien. Un artiste déjà, il a l’habitude de monter sur scène, de donner une image de lui, il joue un jeu. Il peut se donner une image de bad boy, une image de gentil, mais quand j’arrive il a déjà une carapace que j’aurai pas la prétention de pouvoir briser. Encore une fois, il faut jouer avec, contourner pour avoir l’image que tu veux.

Wyclef Jean par Thomas Lang

Tu l’as dit, tu fais également des photos dans le milieu socio-médical, un univers complètement différent. J’imagine qu’on se prépare différemment avant d’aller shooter dans un hôpital qu’avant Orelsan…

Radicalement oui, c’est pas la même énergie. Quand je vais shooter un rappeur, c’est un 100m. Je pose le truc, une fois que j’ai ce que je veux je dis “merci, au revoir” et c’est terminé. Quand je bosse dans des hôpitaux, avec des enfants malades, c’est plus un marathon. On prend le temps de se rencontrer, de discuter, on fait pas tout de suite des photos, on parle, on échange, on est sur des choses plus sensibles. C’est plus un marathon, et la charge émotionnelle n’est pas la même.

Toute une partie de ton site est consacrée à la théorie de la Gestalt ou psychologie de la forme. Comment as-tu découvert cette théorie ?

Je suis tombé dessus par hasard. Je cherchais un titre pour une série photo où j’utilise les planches contact pour recréer des images. Concrètement je shoote 36 images à la suite en film argentique, et ensuite quand je fais la planche contact, les images composent les 36 parties d’une nouvelle image, un peu comme un puzzle. Pour le titre, la sonorité du mot m’a plue, la définition aussi. Quand tu regardes les choses tu les traites comme un ensemble, quand tu regardes un paysage, tu perçois la forme globale, et pas les détails, comme les arbres, le soleil… C’est le tout qu’on va voir et retenir. Moi, mon travail, c’est de pousser les gens à regarder les détails.

Tu n’as, à ma connaissance, pas encore shooté de rappeur par ce procédé. Ce serait une expérience qui t’intéresserait ?

Carrément ! Je me suis toujours dit qu’un rappeur aurait envie de ça en pochette un jour.

Parle-nous de ton actualité, tu es sur quoi en ce moment ?

On sort à peine du “corona time”, c’est encore calme ! J’en profite pour scanner des négatifs, mes archives, et je prépare la suite avec des nouveaux projets dont un projet d’édition de livre photo.