C’est par une standing ovation que le public, venu la semaine dernière à l’avant-première, a acclamé “Rue Des Dames”, à l’UGC Les Halles, archi-comble. On ressort bouleversé par ce conte urbain sous tension, qui sonde l’imbrication de la misère et de la violence. Une œuvre sans complaisance, mais recelant une infinie tendresse pour les invisibles façonnés par nos sociétés modernes, et superbement mis en lumière par les réalisateurs Ekoué et Hamé.
Elle doit se démerder, de toute urgence ! Sinon elle va se retrouver à la rue. Enceinte d’un taulard en liberté conditionnelle, Mia cherche un logement, a besoin de fric… Incarnée avec intensité et subtilité par la lumineuse Garance Marillier, Mia s’embringue dans l’engrenage des combines. Cela se passe dans le Nord parisien, remarquablement capté. Avec ses habitants, que le capitalisme vorace conduit à se tirer dans les pieds les uns des autres. Avec ses rues, filmées comme des personnages, tant Hamé et Ekoué leur font dire quelque chose de l’humanité – et de l’inhumain… L’enchaînement des intrigues et les plans rapprochés provoquent une sensation d’étouffement. Une impression que vient encore aviver la musique de Kim N’Guyen et Mosey, haletante, terriblement inventive, donnant son et sens à la tragédie de ces destins suspendus dans la tempête sociale.
Pour représenter ce petit peuple coincé entre la précarité et la débrouille, Hamé et Ekoué ont fait appel à des acteurs qui ont de l’épaisseur et de vraies “gueules” – Bakary Keita, Sandor Funtek, Mamadou Minté, Slimane Dazi… Quant à la jeune Garance Marillier, elle fait preuve d’une belle maturité artistique et déploie un large spectre de jeu. Malgré la répulsion que la course à la combine et son cortège de trahisons engendrent en nous, le talent des réalisateurs et des comédiens et comédiennes rend peu à peu attachants les protagonistes, par l’empathie qui naît en nous au fur et à mesure que nous comprenons les mécanismes qui acculent chacune et chacun à vouloir d’abord sauver sa peau.
En parallèle à la sortie de “Rue Des Dames” (produit par La Rumeur Filme et Mare & Monti Films, distribué en France par The Jokers), le fameux groupe hip-hop a publié son cinquième album studio, “Comment Rester Propre ?” (voir ci-dessous le lien de notre article). Et s’attelle à de passionnants projets pour 2024, que Hamé évoque ici pour nous, en fin d’interview.
iHH™ : Comment la mise en œuvre de “Rue Des Dames” s’est-elle articulée avec vos nombreuses activités ?
HAMÉ : Nous avons mené ce film en deux étapes. L’idée initiale nous est venue à la toute fin de notre travail sur “Les Derniers Parisiens“, une fois que nous avions envoyé une copie à la présélection du Festival de Cannes, en 2017. On a alors réfléchi au thème : la trajectoire d’une jeune fille qui doit se débrouiller seule, dans un Paris voisin de celui des “Derniers Parisiens”, un peu plus haut que Pigalle, vers le 17e arrondissement, à la lisière du 18e. Cette histoire interroge sur ce que l’on peut être amené à faire quelquefois, en s’imaginant se tirer d’affaire par des petits calculs tordus, des combines. Avec “Rue Des Dames”, on est dans la nasse d’une petite humanité qui se débat, faite de ces “gens sans importance”, comme disait Henri Verneuil. Et le pendant de ce naufrage, c’est la fragile solidarité, la confiance miraculée que l’on peut donner à l’autre, à un ami, à une amie, dans un contexte où le lac s’est asséché.
iHH™ : Avez-vous entamé l’écriture du scénario aussitôt après la sortie du film “K Contraire” en 2020 ?
HAMÉ : En fait, il y a eu une première phase d’écriture de “Rue Des Dames”, de 2017 à 2018. Elle a été ponctuée, du côté de notre activité musicale, par notre retour sur scène avec une série de concerts. En outre, de 2017 à 2019, nous avons bossé, avec peu d’argent, sur le film “K Contraire”, sorti en janvier 2020. Quand on a repris “Rue Des Dames”, on s’est attaqué au financement, on a cherché un distributeur. Mais, en mars, tombaient le Covid et le confinement.
iHH™ : Sur le coup, comment ce confinement impacte-t-il votre activité ?
HAMÉ : Soudain, tout s’arrête. Dans nos secteurs – la musique et le cinéma –, nous ne pouvons plus travailler. Durant des mois, nous tirons le diable par la queue. Nous épuisons nos économies. Pendant ce temps, nous bossons sur l’enregistrement, le mix et la finalisation de notre album “Comment Rester Propre”. Quand, mi-2021, on tourne “Rue Des Dames”, il y a encore des mesures sanitaires. On a d’ailleurs un cas de Covid, le dernier jour de tournage, qui a donc dû être interrompu. Nous avons tourné très vite, en cinq semaines. Beaucoup de décors, de scènes d’extérieur, dans les rues. On l’a fait à la force du poignet.
iHH™ : Qu’est-ce qui vous touche, chez Garance Marillier, et qui vous ont conduits, Ekoué et vous, à sélectionner cette comédienne ?
HAMÉ : Ce qui nous avait frappés, lors de l’audition, c’était que Garance avait à peine 21 ans et que son âme semblait être beaucoup plus ancienne, même si c’est aussi une personne qui pétille de vie. Nous avons également été interpellés par sa capacité à improviser.
“Garder la porte ouverte à l’imprévu et relever le défi”
iHH™ : Comment l’improvisation entre-t-elle en jeu, dans vos films ?
HAMÉ : Ekoué et moi écrivons et préparons les choses rigoureusement. Mais, à un moment, nous aimons laisser de côté le scénario, les dialogues, et nous autoriser une sortie de route, le prolongement inattendu d’une scène… Pour que puissent se produire des jaillissements que personne n’aurait imaginés : nous les conservons au montage, car ils contiennent de la vie, ils contiennent une vérité qui s’impose d’elle-même. Nous aimons garder la porte ouverte à l’imprévu, relever le défi de tourner, même sans autorisation, dans un décor non prévu au départ, parce que le décor auquel nous avions pensé n’est plus disponible. Créer, c’est oser se mettre sur le fil.
iHH™ : Que répondriez-vous au discours selon lequel l’être humain serait mauvais ? On l’entend de plus en plus. Ne révèle-t-il pas une dépolitisation au profit du moralisme ?
HAMÉ : L’être humain n’est ni fondamentalement mauvais, ni fondamentalement bon. Il est mû par un désir de liberté autant que de sécurité. Nous sommes tous plus ou moins le reflet de notre époque. Nous sommes pétris par certaines choses dont nous ne sommes pas responsables. Mais nous ne devons pas être dupes de ce que le “système” fait de nous. Nous avons la possibilité de faire quelque chose de ce que l’ordre établi a voulu faire de nous. En ce sens, on peut construire sa liberté. En ce sens, il y a de l’espoir.
iHH™ : C’est exactement ce que vous exprimez, à la fin du documentaire “La Rumeur – Le Non Doc”…
HAMÉ : Tout à fait. Je ne crois pas au déterminisme implacable. Je crois à la liberté d’échapper à nos pulsions et à notre condition, dès lors que nous nous appliquons à y œuvrer.
iHH™ : A qui dédiez-vous, en premier lieu, vos disques et vos films ?
HAMÉ : Nous les dédions d’abord aux gens de peu, qui, certes, ont des travers– comme tout le monde. Mais ils sont souvent d’une profonde générosité. Nos personnages ne sont ni des anges, ni des démons. C’est un motif récurrent de nos films : il y a quelque chose qui est sauvé de l’ordre du lien, que celui-ci soit d’ordre amoureux, familial, amical… La force de ce lien demeure, même quand tout le reste s’est pété la gueule. Le peu que l’on a, on se le partage, ensemble. La Rumeur, c’est ça, c’est le dernier morceau de pain qui nous reste et que nous nous partageons à parts égales.
iHH™ : Quelles surprises nous réserve La Rumeur pour 2024 ?
HAMÉ : Deux projets, notamment. La Rumeur Filme prépare une série de documentaires sur l’affaire Adama Traoré. Nous la coproduirons et j’en serai le réalisateur. C’est un sujet qui nous importe au plus haut point… Par ailleurs, en 2024, il y aura un prolongement de notre collaboration avec Chilly Gonzales [pianiste et compositeur franco-canadien, NDLR]. En 2023, il a revisité sur scène avec nous trois de nos titres. Nous avons vraiment aimé son grain de folie musical et son humanité. C’est pour nous une des grandes rencontres de l’année.
Propos recueillis par FARA C.
À VOIR AUSSI :
“De L’encre” (2011), de Hamé et Ekoué, Prix meilleure fiction Festival Tous Écrans de Genève.
Film complet ici :
À LIRE AUSSI :
INFORMATIONS PRATIQUES
• “Rue des Dames” (La Rumeur Filme – Mare e Monti – France 2 et participation de Canal+ / The Jokers) en salles à partir du 13 décembre 2023.
Film de Hamé Bourokba et Ekoué Labitey. Avec Garance Marillier et Sandor Funtek.
• Nouvel album “Comment Rester Propre ?” (La Rumeur Prod/ [PiAS])
Clip extrait, “Un Gosse A La Fenêtre” :
>>> En tournée, notamment :
Vendredi 19 janvier 2024, Grand Mix, à Tourcoing (59)
Samedi 20 janvier 2024, La Basane, à Miramont de Guyenne (47)
Samedi 10 février 2024, Victoire 2, à Saint-Jean De Vedas (34)