Une biographie de Kendrick Lamar écrite par un auteur français va paraitre le 17 septembre 2020 aux éditions Le mot et le reste. Fruit de plus de deux ans d’enquête, le livre intitulé “Kendrick Lamar : de Compton à la Maison-Blanche”, écrit entre les États-Unis et la France, cherche avant tout à dresser le portrait d’un artiste devenu une véritable icône. L’auteur du roman, Nicolas Rogès, a pris un peu de son temps pour en discuter avec iHH™ MAGAZiNE.

Interview : Dorian Lacour

iHH™ : Salut Nicolas, j’imagine qu’on t’a posé la question plein de fois, mais comment t’est venue l’idée d’écrire sur Kendrick Lamar ? 

En fait ça a commencé après un rendez-vous avec mon éditeur pour parler de mon bouquin sur la soul [Move On Up : La soul en 100 disques – ndlr], des retours et tout. Mon éditeur, parce que j’étais fan de rap, m’a proposé d’écrire là dessus. Il m’a d’abord proposé une bio d’Eminem et de Jay Z, je n’ai rien contre eux mais l’idée ne me chauffait pas trop. Alors il me propose un truc sur Kendrick, j’ai dis non dans un premier temps et en fait j’ai réfléchi très vite, le soir même j’envoyais un mail. Ce qui me plait chez lui c’est que sa musique dépasse complètement le monde de la musique.

iHH™ : Pourquoi lui plutôt qu’un autre artiste américain ? 

J’avais décidé à cette époque de ne plus écrire sur la musique, je n’avais pas engagé le processus de réflexion, pour moi j’allais mettre ça en pause. En fait mon éditeur me l’a proposé et c’est tombé sous le sens.

iHH™ : Combien de temps l’écriture de cet ouvrage t’a-t-elle pris ? 

Entre le début du travail de recherche et la publication, ça va faire presque deux ans, c’était un gros boulot. Je prends beaucoup de temps pour faire les choses, j’accorde beaucoup d’importance à la manière dont je construis mes paragraphes. J’écris des romans à côté donc je suis attaché au fait de raconter une histoire. Souvent sur la musique je trouve qu’on a des livres très intéressants, remplis de données, mais qu’on n’a pas forcément envie de relire une fois terminés. 

iHH™ : Tu as donc un style plutôt romancé dans ton écriture ? 

À la base je voulais faire un truc complètement romancé, mais ce n’était pas possible. Tu ne peux pas allier un récit avec des dates clés de l’histoire et un style romanesque. J’ai essayé de mêler des aspects romanesques à un côté plus traditionnel en fait.

iHH™ : Comment as-tu compilé tes sources ? De quoi t’es-tu servi pour écrire ce livre ? 

C’est le plus gros du boulot, plein de vidéos YouTube compilées, plus de 400 minutes d’interview, pas que de Kendrick parce que le bouquin parle aussi de TDE [Top Dawg Entertainment, le label de Kendrick Lamar – ndlr]. Il y a aussi des recherches dans des bouquins, sur le gangsta rap, le rap, le jazz, la soul, je voulais replacer Kendrick dans un contexte global. Je me suis servi d’études universitaires, de podcasts, d’interviews écrites, de documentaires aussi… Tout ce qui est trouvable je l’ai compilé. Je voulais qu’on apprenne des choses sans en avoir trop l’air, c’est en ça que c’est intéressant.

iHH™ : Tu t’es, si je ne m’abuse, rendu à Compton pour écrire ton livre. Quels ont été les apports de ce voyage ? 

Il faut savoir que tout est fait sur tes économies et tes ressources personnelles, mais j’ai bénéficié de deux bourses d’écriture du CNL [le Centre National du Livre – ndlr] et de la région Auvergne-Rhône-Alpes pour m’aider. Je n’y suis allé qu’une seule fois, j’ai eu un gros travail de préparation, je ne voulais pas faire un livre assis derrière mon bureau. Je voulais voir des choses, quand tu écoutes “good kid, m.A.A.d city” tu as l’impression que c’est un TripAdvisor de Compton, il parle des fast foods, des rues, je voulais voir tout ce que mentionne Kendrick dans ses albums. Ça m’a permis de revoir certaines choses, j’ai rencontré certains de ses meilleurs amis que tu vois dans ses clips et sur ses pochettes. Je me suis rendu compte d’à quel point la ville respecte Kendrick et d’à quel point il lui redonne. J’y ai passé une semaine et j’ai rencontré des gens, j’ai vu plein de choses que tu vois dans les clips de Kendrick et Jay Rock. Mon objectif aussi en partant là-bas c’était de ramener de l’image. J’étais avec un photographe, ça a donné lieu à un article dans Libé et il va y avoir un très long reportage sur l’Abcdr du Son pour parler de Compton.

iHH™ : Alors, quelle place occupe Kendrick Lamar à Compton ? 

Un de ses meilleurs potes me disait que s’il se présentait comme maire personne ne trouverait rien à redire. Par exemple il était critiqué par pas mal de gens parce qu’il est silencieux sur ce qu’il se passe aux États-Unis, et hier [le 7 juin – ndlr] il était dans une marche. Il fait les choses discrètement, sans communiquer dessus, il fait énormément de trucs pour sa ville.

iHH™ : On connait les prises de position de Kendrick, penses-tu que la sortie de ton livre, même si elle est prévue le 17 septembre, va faire écho à la crise actuelle ? 

Alors en fait il y a un truc aussi c’est que mon livre revient beaucoup sur les émeutes raciales et les violences policières. Je commence avec Watts en 1965, qui a donné lieu à la “Watts Renaissance”. Je pense que TDE a pu émerger avec ce mouvement-là, il y a eu un renouveau de la culture noire. Les albums de soul et maintenant de rap font pleinement partie de cette lutte. Par exemple le 2 juin “Alright” a battu son record de streams sur Spotify ! Je me dis que l’engagement de Kendrick et des autres artistes est très important. C’est terrible qu’une chanson comme ça soit encore d’actualité. Compton a été un terreau fertile du Black Power, les Black Panthers y ont installé leurs bureaux. Je pense que quand tu écris un bouquin sur Kendrick Lamar il faut le replacer dans un contexte global.

iHH™ : Quel était ton but avec cet ouvrage ? Sans nous révéler le contenu, qu’est-ce-que tu voulais raconter ? 

Je voulais raconter l’histoire de Kendrick Lamar sans raconter l’histoire de Kendrick Lamar. C’est un immense artiste qui dit beaucoup de choses sur le monde dans lequel on vit, sur ce qu’il s’est passé avant lui. J’ai fait le livre que j’aurais aimé lire, un livre qui parle de l’artiste en le mettant en parallèle avec l’Histoire, ses combats à lui viennent des combats l’ayant précédés. Ce n’est pas un livre de fan, ça ne m’a pas du tout intéressé de revenir sur ses biffs avec Big Sean ou Drake, je n’ai pas listé ses récompenses ou son nombre d’albums vendus.

iHH™ : Tu ne parleras donc pas que de Kendrick Lamar, mais aussi de Top Dawg Entertainment. Pour toi, Kendrick serait-il devenu Kendrick sans eux ? 

Je parle énormément de TDE, pour revenir sur les heures dans l’ombre, je reviens sur Jay Rock qui pour moi est celui qui a tout lancé. Pour répondre à ta question, non jamais, pas du tout, à juste titre on parle de lui comme de l’un des plus grands artistes de notre époque, mais à la base Kendrick était le hype man de Jay Rock. TDE pensait que Jay Rock allait devenir la superstar, lui il chauffait la foule, il apprenait le métier. Il a bénéficié de tout ça et quand Jay Rock a eu des problèmes il s’est mis en retrait et Kendrick est devenu le numéro un grâce à Top Dawg et Punch. La famille d’Ab-Soul avait un magasin de disques et grâce à ça TDE avait un œil sur les tendances, ScHoolboy Q avait le côté chien fou qu’il a amené. Kendrick est un peu le best of de tout ce qui a gravité autour de lui. Par contre, le moment clé de sa carrière c’est quand Punch lui dit qu’il faut changer de nom. T’es plus K-Dot, t’es Kendrick Lamar. Là il change de posture. S’il a autant de crédibilité c’est qu’il semble proche de ses auditeurs, mais il a aussi une éthique de travail exceptionnelle, tous les gens que j’ai interviewé disent que c’est un bourreau de travail. L’exigence c’est vraiment quelque chose qui le caractérise bien.

iHH™ : En quoi est-ce-qu’il est, selon toi, différent des autres têtes d’affiches du rap américain actuel ? 

Ce qui fait qu’il est lui-même c’est qu’il est à part, il crée l’attente, il ne communique pas. Ce qui est intéressant c’est que par rapport aux Future, Travis Scott ou Kanye West ce n’est pas vraiment un innovateur musical, il y a des bébés des autres mais y a pas de bébé de Kendrick. “good kid, m.A.A.d city” c’est un album concept comme il y en a eu des dizaines, “To Pimp A Butterfly” c’est un mélange jazz-rap, “DAMN.” c’est de la trap. Il ne marque pas de rupture mais se différencie par la manière dont il raconte. Ce qu’il fait dépasse totalement le stade de la simple musique, un peu comme J. Cole même s’il n’a pas la même portée, ce sont des artistes qui marquent leur époque. “To Pimp A Butterfly” on en parlera dans 10-15 ans comme de l’un des plus grands albums de l’histoire.

iHH™ : Quel est, selon toi, son meilleur projet ? Et pourquoi ? 

Tu vois ça je pense que c’est une question pas du tout objective, mais pour moi c’est  “To Pimp A Butterfly”, y a pas vraiment de débat. Sur “good kid, m.A.A.d city” il y a des chansons que je passe, sur “DAMN.” il y a des morceaux que j’apprécie moins, alors que sur “To Pimp A Butterfly” tout est parfaitement à sa place. Il y a tout ce que moi je recherche, des sons politiques, des refrains entêtants, c’est l’un des albums les plus importants de l’histoire du rap pour moi. Je le mets au même niveau que Curtis Mayfield ou Marvin Gaye, des pierres fondatrices de la soul et du funk mais aussi du mouvement social.

iHH™ : Aurais-tu une chanson de Kendrick Lamar qui selon toi résume assez bien son personnage ?

Sur le “Kendrick Lamar EP“, un son qui s’appelle “Let Me Be Me“. Il parle de toute sa carrière, du parcours de TDE et Top Dawg. Il dit “taisez-moi et laissez-moi être moi-même, je suis pas un gansgter de Compton, laissez-moi être moi-même et raconter mon histoire”. C’est le point de départ de tout, c’est ce qui l’ouvre au grand public, c’est peut-être pas le meilleur de ses sons mais il est très important je trouve.

iHH™ : Quelles difficultés as-tu rencontrées dans la rédaction de ce roman ? 

Déjà les difficultés liées au sujet lui-même parce que je pense que tu pourrais faire un livre rien que sur “To Pimp A Butterfly”, c’est compliqué de cerner ce personnage, ses remises en question sur le monde, la religion, le côté personnel, c’est assez difficile de dégager une ligne directrice, le sujet est difficile. Il faut donc faire quelque chose de pas trop complexe et rébarbatif, Kendrick Lamar a du mal à se comprendre lui-même donc d’un point de vue extérieur c’est encore plus dur. Un autre problème aussi c’est que TDE est une vraie forteresse qui ne laisse personne entrer. En fait j’ai gravité autour de TDE et dès que je réussissais à avoir un contact il disparaissait ! J’ai réussi à passer outre mais tu passes beaucoup de temps à faire des mails, des DMs, et quand je réussissais à avoir un stagiaire ou un manager il me disait qu’il allait se renseigner et il disparaissait dans la nature. Ça te force en tant qu’auteur à aller chercher au-delà. Après aussi je suis très exigeant dans la manière d’écrire, avec des “cliffhangers”, et puis c’est un sujet encore en mouvement, il faut palier ça. Pour moi c’était important de faire un projet respectueux de Kendrick, qui comporte tout ce qu’il a accompli. La cover du livre a été réalisée par un artiste local [Anthony Lee Pittman – ndlr] que j’ai rencontré là-bas, et c’est génial parce que le but c’est aussi de réussir à avoir rendu hommage aux gens de Compton.

iHH™ : Après Kendrick, y a t il un autre rappeur sur lequel tu aimerais écrire un autre roman ? 

Je vais te faire la même réponse que j’ai fait à mon éditeur au début, je ne veux pas me concentrer sur la musique, je veux écrire des romans, j’aimerais me concentrer là-dessus maintenant. Écrire sur la musique ça consomme du temps, de l’énergie et de l’argent alors qu’avec un roman tu inventes tout de A à Z. Pour l’instant, à court terme, je m’éclate plus que sur la musique. 

iHH™ : Tu prépares d’autres choses si je ne m’abuse, sans nous en révéler trop tu pourrais nous donner un aperçu ? 

En fait ça fait plus de dix ans que j’écris sur la musique, sur des blogs, des sites, des magazines. Donc j’ai écrit un premier roman qui prend sa source dans la monde la musique, il est prêt mais pas publié. Ensuite le deuxième est une histoire beaucoup plus personnelle, qui s’inspire de ma relation avec ma grand-mère. C’est l’histoire d’un petit fils qui kidnappe sa grand-mère pour l’emmener faire un dernier voyage. C’est plus une histoire sur les relations entre petits-enfants et grands-parents, la fin de vie, les maisons de retraite. Pendant le confinement j’ai écris un autre livre, qui est ancré à Los Angeles, autour d’une histoire vraie d’un gamin des quartiers huppés, Cameron Terrell, qui s’est affilié aux Crips et qui finit par être impliqué dans une histoire de meurtre. Il va être innocenté parce qu’il est blanc alors que les autres, vu qu’ils sont noirs, sont condamnés. Ça je viens juste de le finir !