Exceptionnelle occasion d’écouter la célèbre MC activiste Ana Tijoux dans une salle à dimension humaine, où elle présente “Vida”. Son album, à la chatoyante diversité rythmique, convie iLe, Pablo Chill-E, Omar, Talib Kweli et Plug (De La Soul) ainsi que Estela de Carlotto, présidente des Grands-Mères De La Place De Mai.

Photo © Inti Gajardo

Le 3 avril 2024, dans le cadre de sa tournée internationale, la lauréate d’un Latin Grammy en 2014, qui n’avait pas sorti d’album depuis dix ans, embrasera la scène du Café de la Danse à Paris, avec “Vida“, éclatant hymne à la vie, à la résilience et à la résistance. “Vida“, qui a atteint quasi un million de streams en une semaine, est aussi un appel vibrant à surmonter le deuil, toute forme de deuil. Le décès de sa sœur a été une douloureuse épreuve. Ana s’est accrochée. Ne pas se laisser aspirer, détruire, par le désespoir, mais rester debout, vaillamment. Elle a exorcisé sa douleur en écrivant “Tania”. Cet hommage à sa regrettée défunte conjugue douceur du verbe et acuité rythmique de la cumbia.

Découverte au sein de son groupe MAKiZA au tournant des années 2000, Ana Tijoux a été propulsée vers les cimes du succès, en cumulant vingt millions de vues de “1977”, single paru sous son nom en 2009. L’énorme notoriété n’a pas perverti la profonde sensibilité que ressent Ana pour la souffrance des personnes et des peuples.

Clip “Tania” par ANA TiJOUX

Elle n’a jamais oublié que ses parents durent quitter le Chili sous la dictature de Pinochet et s’exilèrent en France, où elle vit le jour en 1977. Celle qui a été surnommée “la Lauryn Hill d’Amérique Latine” est restée l’emblématique passionaria de combats menés sur tous les fronts – féministes, antiracistes, anticapitalistes…

En osmose musicale avec le producteur et multi-instrumentiste chilien Andrès Celis, elle continue de tisser des liens entre les luttes dans “Vida”, arc-en-ciel dont la chatoyante diversité rythmique nous entraîne dans la danse, à travers un kaléidoscope de pop, hip-hop, éléments latino-américains, reggaeton, électro, ballade…

Dans le bouleversant “Busco” (“Je cherche”, en espagnol), on entend la déclaration d’Estela de Carlotto, 93 ans, présidente des Grands-Mères De La Place De Mai (Abuelas de Plaza de Mayo, en espagnol). Depuis bientôt cinquante ans, cette association argentine regroupe des femmes qui recherchent des proches ou, plus généralement, des personnes disparues sous la dictature militaire d’extrême-droite qui a sévi de 1976 à 1983. Elle vise en outre à retrouver la véritable identité des enfants volés sous la junte argentine.

Lauréate de la Fondation Harry Belafonte

Parmi les guests de son cinquième album, Ana Tijoux a convié la chanteuse portoricaine iLe sur “Busco mi nombre” (“Je cherche mon nom”) , tandis que le Chilien Pablo Chill-E, récompensé par un Latin Grammy Award de la meilleure prestation urbaine, projette sa voix claire sur “Dime que”. Quant aux chevronnés Talib Kweli et Plug (De La Soul), ils offrent leur featuring sur “Tu sae”.

Tout au long de l’album “Vida”, dont le morceau éponyme accueille le fameux chanteur (et producteur) britannique Omar, elle semble danser sur un fil, dans un équilibre fragile, comme sur l’arête qui surplombe l’abîme, entre la lucidité du désespoir et l’irréfragable détermination de cultiver l’optimisme.

Dans “Millonaria” (“Millionnaire”), Ana Tijoux exprime qu’elle est infiniment riche en espoir et en amour. L’ensorceleur “Niñx” fait battre en nous le poul d’une incoercible pugnacité. En novembre 2023 , la MC franco-chilienne a reçu le trophée de la Fondation Harry Belafonte distinguant un ou une artiste activiste. Ana Tijoux tient toujours, haut et fier, le flambeau de la contestation.

Clip “Niñx” par ANA TiJOUX

iHH™ : “Busco” donne la parole à une hôte de marque, Estela de Carlotto, présidente des Grands-Mères De La Place De Mai. Comment êtes-vous entrée en contact avec elle ?

Ana Tijoux : Par l’intermédiaire d’un porte-parole, à Barcelone, de l’association Hijos, dont le nom signifie “fils” en espagnol. Cette association, qui a des antennes dans divers pays, a été fondée en 1995 en Argentine pour faire en sorte que les responsables des crimes – les militaires, les policiers, etc. – soient poursuivis en justice et condamnés. En outre, elle regroupe des enfants de disparus sous la junte militaire.

Je tenais à la participation d’Estela de Carlotto dans cet album que j’ai titré “Vida”, parce qu’elle incarne ces grands-mères qui font preuve d’une vitalité extraordinaire, indissociable de leur volonté de lutter sans fléchir pour la justice. J’avais besoin de cette vitalité.

iHH™ : Avec “Millonaria”, vous vous gaussez du mercantilisme à tous crins…

Ana Tijoux : Oui. Nous vivons une période d’accumulation maximale avec laquelle j’ai beaucoup de mal. Je ne me reconnais pas dans cette course à l’argent, à la visibilité, au paraître, au pouvoir… Quelquefois, j’en rigole, parce que l’humour noir m’aide. Pour tenir le coup, j’ai besoin de rire.

“Le droit de refuser ce perpétuel marathon de la consommation”

iHH™ : Comprenez-vous Nina Simone qui, face à ce système si féroce, revendiquait le droit de déprimer ?

Ana Tijoux : Totalement ! J’estime que la tristesse, la désolation sont des droits. Oui, je revendique le droit de dire stop et de m’arrêter. Le droit d’attendre dix ans entre deux albums. Le droit de freiner et de refuser ce perpétuel marathon de la consommation. Refuser l’injonction, faite aux femmes, de ne pas vieillir. La dictature de la jeunesse, il y en a marre. Il y a des jeunes qui n’ont pas le dynamisme d’Estela de Carlotto…

iHH™ : Parmi les valeurs que vous ont transmises vos parents, lesquelles se sont révélées décisives, dans votre parcours ?

Ana Tijoux : Hormis une conscience politique acérée et l’attention envers les autres, mon père et ma mère m’ont appris l’importance de la conviction et de la loyauté. Quand je suis devenue adulte, cela m’a été très utile à la fois en tant qu’humaine, citoyenne et artiste. J’étais très jeune, quand j’ai connu le succès. Je n’étais pas préparée à une pareille notoriété, alors que je croyais avoir les outils pour y faire face. La notoriété, c’est violent, surtout quand on n’a pas appris comment la gérer. Comment dire non, quand, de toutes part, des pressions s’exercent sur vous ?

Photo © Inti Gajardo

La notoriété, c’est une illusion d’optique. Ça ressemble à la sensation d’être drogué. C’est croire à quelque chose qui n’existe pas vraiment. Comme beaucoup de gens, j’ai parfois ressenti une forme d’isolement, un manque de collectif non seulement dans la vie quotidienne, mais aussi dans le combat politique. L’ordre dominant a besoin et veut que nous nous sentions seuls, que nous nous découragions. Pour moi, le seul moyen de ne pas tomber dans la dépression, c’est de créer, de m’insurger et d’agir.

“Mon chagrin est politique”

iHH™ : Comment préservez-vous cette simplicité qui vous caractérise ?

Ana Tijoux : Par des lectures, notamment, qui me nourrissent l’esprit. En ce moment, je relis la biographie de Malcolm X et “Discours Sur Le Colonialisme” d’Aimé Césaire. Ces livres, ceux de Frantz Fanon et d’autres m’ont permis de comprendre des épisodes dépressifs par lesquels je suis passée. Comprendre que ma tristesse n’est pas strictement individuelle, mais sociale, mon chagrin est politique…

iHH™ : Connaissez-vous le rappeur Rocé ? Dans le titre ”Nos Victoires” de son dernier album (“Bitume”), il scande : “L’espoir est politique”…

Ana Tijoux : Oui, je connais le travail artistique de Rocé. Je suis complètement d’accord avec ce qu’il dit. Et, j’insiste, la seule solution pour garder l’espoir et le cap de la résistance, c’est, selon moi, d’agir collectivement. Les Brésiliens disent “Estamos juntos”, “nous sommes ensemble”.

iHH™ : Qu’est-ce qui vous a intéressée dans le hip-hop, lorsque vous avez commencé à l’apprécier ?

Ana Tijoux : Tôt, j’ai eu un coup de foudre pour cette expression artistique, qui m’a immédiatement parlé, m’a émue. La première chanson que j’ai apprise par cœur, c’est “Le Monde De Demain” de NTM [single de 1990 extrait de l’album “Authentik – NDLR]. Je la chantais toute la journée, debout devant un miroir. J’ai également écouté beaucoup de rap américain : Public Enemy, A Tribe Called Quest, De La Soul… Ensuite, j’ai kiffé le groupe rap espagnol Solo Los Solo, et des artistes de rap brésilien. Je me suis rendu compte de l’universalité du rap, quelle que soit la langue qui le véhicule.

Planquée sous la table, Ana écoutait la parole d’avant le rap…

Adolescente, j’ai retrouvé, dans le rap, cette force de la parole qui m’avait interpellée, quand j’étais enfant. Lorsque j’étais gamine, mon père militait et je me planquais sous la table autour de laquelle lui et ses camarades se rassemblaient lors de leurs réunions.

Photo © Inti Gajardo

J’adorais les écouter parler. Ca discutait passionnément, ça gueulait parfois. Je trouvais ça super. C’était hallucinant, la manière qu’avaient ces activistes de faire de la musique en parlant. Leurs discours s’envolaient comme des chansons prenant leur essor, avec des crescendos, suivis de decrescendos, puis ça s’intensifiait à nouveau…

Cela ressemblait à du rap. Je m’amusais à les imiter. Guévariste, mon père écoutait en boucle des discours du Che, par exemple la conférence de ce dernier aux Nations Unies en 1964. Tout ce vécu fait partie de mon parcours de citoyenne, mais aussi d’artiste. À l’adolescence, cela a contribué à ma sensibilisation au rap.

iHH™ : Comment avez-vous rencontré Pablo Chill-E, jeune “trapero” chilien de 23 ans, qui chante avec vous dans “Dime que” ?

Ana Tijoux : Je ne me souviens plus comment nous nous sommes connus. Il vit à Santiago. Un de ses morceaux, que j’avais écouté sur les réseaux sociaux, m’avait enthousiasmée. C’est un artiste très engagé. Avec son collectif, il développe des activités dans les quartiers, dans les prisons… J’admire son action politique. C’est marrant, il m’a dit que sa mère écoutait ma musique, quand elle était enceinte de lui, et qu’elle lui parlait de moi.

Son collectif intervient dans des structures de l’institution appelée “SENAME” [un héritage de l’abject Pinochet – NDLR]. Ce sont des sortes de centres de détention pour mineurs. Pablo m’a invitée à un atelier mené par son collectif.

En février dernier, nous avons organisé un jeu de bingo à Barcelone, en vue de réunir des fonds pour aider les victimes des incendies qui ont ravagé le Chili. C’est important pour moi d’apporter ma pierre, même si c’est modeste en comparaison avec les besoins de la situation.

Entretien réalisé par FARA C.

Clip antifasciste “Antifa Dance” par ANA TiJOUX

INFORMATIONS PRATIQUES :

Ana Tijoux, album “Vida” (Altafonte, Victoria Producciones)

https://anatijouxoficial.com

Le 3 avril [COMPLET], au Café De La Danse (Paris), dans le cadre de sa tournée internationale (jusqu’au 13 avril)