Avec l’album “Promis Le Ciel”, le power-trio DELGRES arpente les vastes terres d’un blues-rock envoûtant, dont le rhizome prend racine dans les Caraïbes, la Louisiane, l’Afrique et l’Europe. Il incarne avec puissance le concept révolutionnaire de la “créolisation” pensée par Edouard Glissant. Rencontre avec le guitariste et chanteur Pascal Danaë, fondateur du groupe avec le batteur Baptiste Brondy et le soufflant Rafgee.

Photo : © Josic Jégu

Avec son instrumentation singulière, Delgres invente des paysages sonores inouïs, à la fois étranges et familiers comme les rêves de Rimbaud. L’envoûtante Dobro (guitare à résonateur), instrument principal de Pascal Danaë, la fertilité rythmique du batteur Baptiste Brondy et le sousaphone (ou soubassophone) de Rafgee, qui souffle tantôt la tempête, tantôt la tendresse, ou qui dispense des basses palpitantes… Une inventivité qui attise notre imaginaire, et que nous aurons l’opportunité de savourer en live lors d’une tournée qui fera escale à la Maroquinerie (Paris) le 27 mars 2024.

En 2015, l’album “Rivière Noire”, qui avait scellé la rencontre de Pascal Danaë et de Baptiste Brondy, avait remporté une Victoire de la Musique. Il présageait une approche artistique et militante des plus originales, des plus sensibles.

Ces musiciens hors pair nous emportent sur des rivages ensoleillés ou sombres, mais toujours somptueux. Issus de sphères artistiques différentes, ils donnent magnifiquement chair et son à la “créolisation”, concept de l’éminent penseur Édouard Glissant, combinant une critique sociale et politique acérée avec une généreuse ouverture à l’altérité.

Quelle digne et splendide manière de perpétuer la mémoire de Louis Delgrès ! Cet officier républicain antillais, né en 1766 et décédé en 1802, combattit, jusqu’au trépas, le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe par Bonaparte. Avec l’intégrité qui caractérise le trio, l’auteur, compositeur, multi-instrumentiste et chanteur d’origine guadeloupéenne Pascal Danaë nous explique, dans notre entretien ci-dessous, la différence d’orthographe entre le nom du trio (Delgres) et le patronyme du héros domien (Delgrès).

À travers l’album “Promis Le Ciel”, soutenu par les structures indépendantes Discograph et [PIAS]), Delgres poursuit son questionnement, tout en cultivant une sorte d’apaisement. Une quête de sérénité qui continue d’interroger l’histoire de l’esclavage, en particulier les traumas personnels et collectifs que la déportation a imprimés dans la mémoire, comme le fer barbare avait marqué la chair et l’esprit des êtres humains esclavagisés. Le trio Delgres débroussaille un chemin de libération.

“Promis Le Ciel” forme un triptyque avec le premier opus “Mo Jodi” (“Mourir aujourd’hui”, en créole), lauréat du prix de l’Académie Charles-Cros 2018 (catégorie Meilleur album de blues) et avec le deuxième disque, “04:00 AM” (2021), dont le titre fait référence à l’heure à laquelle se réveille le peuple prolétaire – dont provient la famille Danaë. La démarche du trio porte en elle la question de l’esclavage moderne, de l’embrigadement de la course à la consommation, l’individualisme flatté sans répit… Mais aussi la délivrance par le patient tissage de la solidarité, par la pratique artistique, etc. C’est ce déploiement philosophique qu’exprime la vidéo, réalisée par Josic Jégu, du morceau éponyme, “Promis Le Ciel”.

Clip Delgres, “Promis Le Ciel” • Réalisation : Josic Jégu

En ce nouvel album, le poète aux semelles de blues Pascal Danaë chante en créole, en anglais et accorde plus de place au français qu’auparavant. Sa poésie polyglotte s’adresse à toutes et tous. Si nous n’en comprenons pas tous les mots, la musique parle d’elle-même. Dès l’introduction de “Walking Alone”, il y a ces accords de guitare qui accrochent obstinément notre oreille et dont le groove s’agrippe à nos grolles. Puis il y a cette batterie âpre, le timbre abyssal du sousaphone, la mélopée mélancolique de la voix, pour dire la solitude, dire la longue marche de l’exilé, un pas après l’autre, marcher encore et encore, rester debout…

Clip Delgres, “Walking Alone” • Réalisation : Josic Jégu

iHH™ : Dans quelles circonstances ce troisième disque a-t-il été élaboré ?

Pascal Danaë : Il est né dans un contexte particulier. Notre deuxième album, “4:00 AM”, sorti juste après le Covid, avait été impacté par l’interdiction des concerts, il avait donc fallu décaler la tournée. Le premier album, “Mo Jodi”, avait bien marché. Pour “04:00 AM”, malgré les difficiles conséquences de la pandémie Covid, nous étions restés sur nos appuis. Nous avons travaillé sur l’album “Promis Le Ciel” comme après une convalescence : nous goûtions de nouveau à une certaine liberté, nous souhaitions prospecter de nouveaux territoires. J’ai eu envie d’écrire davantage en français.

Ces trois disques forment une espèce d’odyssée. Dans chacun d’eux, nous parlons de déplacement : des Africains en Guadeloupe, dans les Antilles, en Amérique… Puis, au milieu du 20e siècle, le déplacement de dizaines de milliers d’habitants des DOM-TOM vers la métropole, à l’instigation du Bumidom [le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre-mer, organisme public français que fonda en 1963 Michel Debré et qui organisa l’émigration des habitants des départements d’Outre-mer vers la France métropolitaine, qui avait besoin de main-d’œuvre – NDLR].

iHH™ : Votre famille a été affectée par la politique du Bumidom…

Pascal Danaë : Oui. Une de mes sœurs aînées avait été la première de notre fratrie à partir en métropole en même temps que notre père, à la fin des années 1950. A l’âge de dix ans, elle a fait brutalement la douloureuse expérience du racisme de la France de cette époque. Et, pour nous autres, restés en Guadeloupe en attendant de pouvoir rejoindre mon père et ma sœur, la brûlure de la séparation…

Alors, que faire de cet héritage, sans sombrer dans l’amertume ? Pour moi, la réponse est le voyage intérieur auquel convie ce nouvel album : une quête de paix intérieure, tout en portant la mémoire des déportations successives et en examinant la réalité des diverses formes d’esclavage.

Pascal Danaë • Photo : © Josic Jégu

iHH™ : Dans la chanson “Promis Le Ciel”, c’est comme si vous vous adressiez à nous du fond d’une cale de bateau : “J’me retrouve les chaînes aux pieds / Pas le temps de respirer (…) / On m’a promis le ciel / En attendant chui sur la terre / À ramer”…

Pascal Danaë : En grandissant, j’ai compris que le blues qui s’emparait parfois de moi traduisait une blessure non seulement intime, mais aussi familiale, et même le déchirement historique remontant à un passé tragique, l’esclavage, sur lequel le voile du silence a été posé durant des siècles. L’évocation de l’esclavage a longtemps été bâillonnée, réprimée. Néanmoins, la mémoire de cette oppression a traversé les générations. Tout cela laisse des traces.

Quand j’étais enfant, mon père me parlait de Louis Delgrès, mais je n’étais pas assez mûr pour en saisir l’importance. On grandit, on prend des coups, on prend conscience que sa propre souffrance est plus vaste que soi-même, qu’elle est partagée par d’innombrables femmes et hommes, par des peuples, parce qu’elle est, en grande partie, le fruit de l’Histoire, de l’organisation de la société et du monde. Alors, on comprend.

Et donc, à un moment donné, j’ai eu besoin de me reconnecter avec Louis Delgrès. Le 28 mai 1802, à Matouba, lieu-dit de la commune de Saint-Claude, Louis Delgrès, âgé de 35 ans, et ses combattants ont courageusement choisi de mourir plutôt que de se rendre aux troupes napoléoniennes. Ils se sont donné la mort en faisant sauter des barils d’explosifs.

iHH™ : Vous tenez à distinguer l’orthographe de votre groupe et celle de Louis Delgrès…

Pascal Danaë : Oui, nous écrivons “Delgres” le nom de notre groupe, alors que le patronyme de notre héros antillais possède un accent grave (Delgrès). Je trouve important de signifier, d’une manière ou d’une autre, une distinction entre notre modeste formation et le personnage historique qu’est Louis Delgrès.

Clip Delgres, “M Jodi” • Réalisation : Gaëtan Chataigner

iHH™ : Votre père, électricien de métier, a dû accepter, en métropole, une place d’ouvrier. Une sorte de déclassement s’est ajouté au choc du déracinement…

Pascal Danaë : Exactement. Il a consenti à prendre ce boulot pour subvenir aux besoins de sa famille. Il l’a fait avec une dignité qui a marqué l’enfant que j’étais et que, adulte, je m’attache à cultiver.

iHH™ : Dans le titre “À La Fin”, vous psalmodiez : “Tellement de monde dans la peine (…) / Tellement de paroles de haine”…

Pascal Danaë : Il y a tant d’injustices sociales et, sur la planète, tant de guerres, que cela devient un devoir de ne céder ni au désespoir ni à la haine. Ne pas réduire notre point de vue à des jugements à l’emporte-pièce, mais appréhender la complexité du monde. Placer la dignité au cœur de ma démarche, c’est ce que m’ont appris mes parents, et je leur en suis profondément reconnaissant.

iHH™ : “An Pa Ni Sou” est une chanson sur l’amour confronté à la séparation…

Pascal Danaë : Oui. Je l’ai écrite en hommage à mon père et ma mère, qui ont été contraints de vivre séparément pendant 4 ans. Lorsque mon père a déménagé en métropole en 1958, ma mère a dû rester en Guadeloupe. Ils ne pouvaient pas se téléphoner, mais seulement s’écrire. C’était à une époque où il n’était pas facile de communiquer entre la métropole et les DOM-TOM. J’en parle dans “An Pa Ni Sou” : “Je sais que l’endroit où je vais n’est pas très bien / Mais je dois m’y rendre parce que nous manquons d’argent / Je garde souvenir de toi, de nos enfants (…)”.

iHH™ : Qu’appréciez-vous dans le hip-hop ?

Pascal Danaë :Je suis sensible au fait qu’il s’agit d’une expression artistique née d’une parole étouffée. Celle-ci s’est élevée et développée, jusqu’à s’imposer dans le monde entier. Parmi les artistes qui me touchent, il y a, par exemple, Kery James et Benjamin Epps. C’est ma fille qui m’a fait découvrir ce jeune rappeur et chanteur gabonais. Je trouve que le rap a le mérite d’explorer la langue française avec originalité, de lui impulser une richesse rythmique.

En écrivant des textes en français pour notre album “Promis Le Ciel”, j’ai eu envie de gratter de ce côté-là. Les rythmiques sur lesquelles la musique de Delgres prend son essor peuvent porter des métriques qui ouvrent des horizons. C’est ce que Delgres a en commun avec le hip hop, déployer toujours plus loin l’horizon du possible.

Entretien réalisé par FARA C.

iNFORMATiONS PRATiQUES :

Album “Promis Le Ciel” (Discograph / [PIAS]), sortie le 16 février 2024.

Début de tournée le 1er mars à La Rochelle (la Sirène) ; notamment le 27 mars à Paris, à la Maroquinerie :

https://www.lamaroquinerie.fr/fr/agenda/view/1573/delgres/?of=47

Site Internet de Delgres :

https://www.delgresmusic.com

Facebook de Delgres :

https://www.facebook.com/Delgresband/?locale=fr_FR

Chaîne YouTube Delgres :

https://www.youtube.com/@DelgresMusic