L’idée du projet “Monastère” a germée dans l’esprit de DJ Enygm il y a plus de deux ans. Pour proposer un album thématique et qui reste terriblement hip-hop, il a trouvé en Loco Rodriguez l’acolyte idéal. Marqué par la disparition prématurée de DJ Enygm en août dernier, l’album a néanmoins vu le jour et est une belle déclaration d’amour aux années 90. Loco Rodriguez s’est entretenu avec iHH™ MAGAZiNE pour parler de “Monastère” mais aussi de celui qui était avec le temps devenu son ami.
Interview : Dorian Lacour
iHH™ : Salut, “Monastère” est un projet très lourd de sens. Est-ce-que tu pourrais m’expliquer sa conception ?
Alors pour “Monastère” j’ai reçu un message en mars 2018 de DJ Enygm m’expliquant qu’il cherchait un MC pour faire un album. Un ami en commun lui a dit de m’envoyer un message, on se connaissait déjà un peu, on s’était croisés et on s’est complètement retrouvés dans l’univers musical. J’étais très honoré de cette demande parce qu’il il était connu sur la place de Paris en tant que DJ avec le Narvalow City Show et tout ça. Donc on a commencé à s’appeler, il m’a envoyé de très bons sons qui correspondaient exactement à ce que j’aime. Tout le thème spirituel, de vie et de mort, de références religieuses, c’est lui qui me l’a imposé. Il avait vu le clip de “Kill The Beast” sorti pour le projet “Nouveau régime” et il m’a dit qu’il voulait rester dans cet univers. J’ai réfléchi, j’avais quelques idées de titres, en fait moi je pose d’abord des titres qui peuvent changer par la suite mais ça me donne un fil conducteur. Il était super emballé et assez surpris de ma réactivité. On s’est mis sur le projet pour une dizaine de titres, il m’a envoyé des prods et j’ai commencé à écrire. Peu de temps après qu’on ai commencé le taff il m’a dit qu’il avait des problèmes de santé, il avait une maladie génétique à la moelle épinière, il a contracté une leucémie. Rapidement pour lui ça a été de grosses périodes d’hospitalisation, des traitements lourds. Jusqu’à ce que je maquette l’album avec Enygm on s’appelait deux à trois fois par semaine, on discutait de l’évolution de l’album, de son état de santé, de la famille. En juillet 2019 l’album est maquetté avec Logilo et le 1er août j’ai appris que DJ Enygm était décédé…
iHH™ : Justement comme tu viens de le dire l’album a été marqué pendant son enregistrement par cet événement tragique. Comment est-ce-que tu t’es senti ?
C’est terrible, c’est terrible… Je revenais de Marseille, je rentre à la maison, je me mets sur Facebook et je vois un message de quelqu’un qu’on a en commun mais que je ne connais pas personnellement. Je sais pas pourquoi mais je pense directement à Enygm. J’essaye d’en savoir plus mais je reste sans réponse. Plus tard dans la journée j’apprends que c’est bien lui qui est parti dans la nuit. Effectivement oui c’est terrible parce que malgré tout, on savait lui comme moi et lui plus que moi que ce n’était pas rien, il savait où il allait et moi aussi mais en tant qu’être humain on s’accroche à la vie, on y croit. Je m’attendais pas à ce qu’il parte comme ça subitement, je l’ai eu au téléphone quelques jours avant, il ne m’avait pas annoncé qu’il se sentait vraiment mal. Sincèrement à l’annonce de son décès ça m’a mis un coup.
iHH™ : Tu dis que lorsque vous travailliez sur le projet vous saviez déjà que le pire était à venir… comment est-ce-qu’on garde la motivation dans de telles circonstances ?
Parce qu’il m’a choisi pour ça, inconsciemment, c’est un peu spirituel. Si tu écoutes “Monastère” tu sais que lui et moi étions dans un délire spirituel. Il m’a choisi, il le ressentait. T’imagines le délire, on se connecte, il m’impose le thème qui est celui de l’album et peu de temps après il tombe malade, il décède au cours de l’album. Je me suis posé des questions, dans des moments de réflexion profonde je me suis dit “il t’a choisi” et c’est son seul album à DJ Enygm, ça reste son seul album. Je suis rentré en contact avec sa famille et ils m’ont fait comprendre qu’ils comptaient sur moi pour faire vivre cet album, il fallait que je rende l’album, c’est le sien au final, c’est la moindre des choses que je puisse faire.
iHH™ : DJ Enygm a eu une très grande influence sur l’album, c’est finalement lui qui a orienté ton rap plus que l’inverse en fait, non ?
Complètement, il m’a imposé le thème, j’avais des prods et sur chacune j’ai rédigé onze ou douze thèmes représentés par des titres qui donnaient le fil conducteur du morceau, des thèmes posés avant même d’écrire. Je lui ai envoyé cette liste et il avait rarement vu des MCs qui travaillaient de cette façon-là. Il a validé, il a trouvé ça super, donc oui on peut dire qu’il a orienté complètement l’univers de l’album, avec mon apport au niveau de l’écriture et des flows.
iHH™ : Plus globalement, l’album se veut être une déclaration d’amour au hip-hop au sens le plus strict de la chose. On sent des inspirations 90’s, c’est ça le rap de Loco Rodriguez ?
Ça peut être pris comme ça. Le morceau “Moine soldat” c’est complètement ça, pour nous le hip-hop c’est ça, mais c’est ça parce que le années 90 étaient notre âge d’or à nous. On a connu ce hip-hop là, qui avait vraiment l’esprit de discipline, aussi bien les disciplines du hip-hop comme le MCing qui en est une et la discipline dans le travail, le respect des thèmes abordés, du langage, des mots utilisés…
iHH™ : L’album est thématique, axé autour des questions religieuses, de vie et de mort. Pourquoi avoir choisi cela ?
Lui m’a expliqué qu’il voulait faire un album parlant des expériences de la vie, de ce qu’on garde de bien ou de mal en nous, avec un côté spirituel, des références religieuses. Il voulait que ça tourne autour de ce thème là et moi je suis parti là-dedans !
iHH™ : Il y a aussi une réelle recherche du sample, des scratches bien sentis, des choses qu’on entend un peu moins dans le rap aujourd’hui. Vous vous êtes bien trouvés…
Complètement, l’utilisation des samples de soul c’est quelque chose que je fais depuis toujours, lui aussi, on s’est complètement retrouvés on a fait ce qu’on aime faire. Effectivement c’est quelque chose qu’on retrouve moins dans ce qu’il y a de plus connu en rap en France puisqu’aujourd’hui ils sont tous dans une vibe trap, plus dans le sampling, le respect du MCing. On a fait ce qu’on aimait et ce qu’on se devait de faire, avec des samples de soul, des basses, des scratches, c’était évident pour nous.
iHH™ : Dans le morceau “Golgotha” tu dépeins une “réalité morose”, tu évoques le suicide. On est à l’opposé du rap feel good. Raconte-moi ce morceau…
Alors il faut savoir qu’au niveau de l’écriture l’album est très introspectif, et les textes de ce morceau viennent de périodes difficiles que j’ai pu avoir, des passages sombres, je n’ai pas honte de le dire. Ça donne ça parce que le rap reste une thérapie pour moi.
iHH™ : Le morceau “Vieux Démons” est un peu le contrepied de “Golgotha”, il est porteur d’un message assez optimiste, au moins dans le premier couplet. C’était un cheminement naturel ?
Complètement, raconter aussi la sortie de ces moment sombres où on fait un peu le bilan et on relève la tête parce qu’on a pas le choix. Je suis entouré, j’ai une femme et des enfants, il faut être solide et costaud, ça amène de la positivité, parce que malgré tout tout va bien !
iHH™ : J’imagine que le morceau “Parle avec les morts” a pris un écho immense avec ce qu’il s’est passé…
Comme on disait, c’est assez fou. J’avais l’idée de faire ce morceau-là parce que je suis quelqu’un de très proche des âmes défuntes, j’avais l’idée de le mettre en texte et d’en faire un morceau. Le fait que ça tombe dans cet album-là c’est des choses que je ne m’explique pas… C’est mon côté spirituel que j’ai développé, de toute façon l’album a énormément de vécu et d’introspection. D’ailleurs pendant l’enregistrement il y a eu plein de phases assez mystiques, Enygm était là, il était avec nous. Tu sais, la lumière qui crépitait, la console qui s’éteignait toute seule, plein de petites phases que tu peux interpréter comme tu veux selon tes croyances. Je sais que la spiritualité est moins présente dans la vie des gens aujourd’hui, mais nous on était là-dedans.
iHH™ : Concrètement, c’était quoi la volonté avec l’album “Monastère” ?
Je crois que la première chose qu’on avait en tête c’était d’offrir un bon album de hip-hop, parce qu’après les thèmes, même le thème global de l’album ça parle ou ça parle pas aux gens, ça touche les gens ou pas. On voulait vraiment offrir un album de hip-hop de qualité, avec une bonne qualité sonore, des bons samples, des scratches, une qualité dans les textes, un langage peut-être un peu plus élaboré, moins vulgaire que ce que j’ai pu faire auparavant. On voulait réunir le DJing et MCing, on a collaboré avec une chanteuse sur “Heyoka Tribe”, Logilo à l’enregistrement et au mastering m’a fait faire un boulot énorme, c’était vraiment une super expérience. Le premier truc donc c’était ça et un peu plus personnellement je voulais aussi amener cet univers spirituel qui m’est cher, sans forcément parler de religion.
iHH™ : On dit depuis tout à l’heure que tu adores le hip-hop, cet album en est la preuve, et tu gardes un style propre au hip-hop des débuts. Comment est-ce-que tu vois l’évolution du rap ces dernières années ?
Moi effectivement je pense que j’appartiens à cette niche, mais c’est aussi une question de génération tu vois, mon âge d’or c’est les années 90 mais je vais pas non plus faire le vieux con. Les jeunes qui ont 18 ou 20 ans aujourd’hui leur âge d’or il est maintenant. C’est sur qu’il y a des choses à critiquer mais c’est pas grave, le boom bap et le sampling ce n’est pas terminé, il reste des artistes dans cet univers-là, il faut pas les oublier. Le plus dommage c’est qu’on entend et qu’on ne voit que des choses type trap, on devrait pouvoir explorer tous les genres musicaux du hip-hop. Il y a de moins en moins de scratch, le breakdance s’est spécialisé, les disciplines sont séparées. C’est pas ma came mais c’est comme ça, c’est l’évolution, il y a des trucs que je peux apprécier en trap ou en drill. Je trouve que ça ressemble de moins en moins à ce qui se fait aux États-Unis, on peut voir ça d’un mauvais œil mais ça montre aussi que les Français développent leur propre identité.
iHH™ : Pour revenir à l’album, quel est pour toi le morceau le plus marquant ? Et pourquoi ?
J’aime tous les morceaux, mais pour jouer le jeu si je devais n’en citer qu’un je trouve que “Vieux Démons” sort quand même bien du lot, musicalement et textuellement je trouve qu’il sort du lot. C’est un bon morceau, pas mal de gens m’ont dit que c’était un de leurs morceaux préférés de l’album. J’adore aussi “Heyoka Tribe”, j’aime beaucoup “Cristeros” qui a surpris des gens par le texte, il y a “Espiritu Santi” aussi que j’aime vraiment beaucoup. Je suis très fier de l’album dans sa globalité.
iHH™ : Au final, tu te retrouves à défendre cet album seul, ce n’est pas trop compliqué ?
Je me dis qu’il est là, qu’il est avec moi. Il valide, il est tellement heureux que tout ça soit abouti !
iHH™ : Est-ce-qu’on peut parler d’une forme d’hommage ?
C’est une forme d’hommage mais à la base ce n’était pas un album hommage, c’est un album qu’on a fait à deux, on l’a commencé à deux, c’est pas un album fait suite à son décès. Maintenant en effet avec sa mort prématurée ça donne un aspect commémoratif, je comprends que des gens se posent la question. À la base ce n’était pas un album hommage, les choses ont fait que ça en est devenu un si on veut.