"Labrador bleu" - Isha. © Alexandre Carel

Le taulier bruxellois Isha a libéré son premier album, Labrador bleu, le 15 avril 2022. Flow balafré et écriture sensorielle se conjuguent dans un projet redoutable d’efficacité, bien qu’un peu trop monocorde.

Ça va pas streamer des masses.” La phrase est lâchée, presque irrévocable. Elle explique presque à elle seule la drôle de sensation que nous a procuré Labrador bleu, le premier album tant attendu d’Isha. À la première écoute, le projet – de très bonne facture par ailleurs – semble manquer d’un petit quelque chose. Un rien, un détail, qui aurait pu combler pleinement nos attentes. En fait, tout était dans cette phrase. 

Six mots qui résument parfaitement l’état d’esprit du rappeur bruxellois et qu’il décline à l’envi durant 15 morceaux. Accompagné (Caballero & JeanJass, OG Gold, Limsa d’Aulnay) ou seul, Isha ne perd jamais de vue ce qui est presque devenu un mantra pour lui. Quitte à sembler trop uniforme, il ne travestit pas sa musique. Les “rappeurs génériques qui consomment too much comme des radiateurs électriques” se prennent une balle perdue. On apprécie.

Définition d’un OG

Dans Labrador bleu, Isha livre son récit d’une vie torturée. Il se remémore ses galères devenues fantômes du passé et garde dans un coin de l’œil le succès après lequel il court depuis des années. Marathon effréné, encore loin d’être achevé, qui place le Bruxellois dans une situation qu’on peut comprendre assez inconfortable. Le public rap sait qui il est, son nom fait écho. Le “grand public”, en revanche, ignore tout de lui.

Isha en 2018. © Thomas Lang
Isha en 2018. © Thomas Lang

Isha est à contre-courant. En un sens, Labrador bleu chamboule le conformisme musical. Pas de tube paresseux très Skyrock-friendly, ni d’énorme featuring appât à néophyte. En y regardant de plus près, difficile même de débusquer un morceau au potentiel viral. Exit les grosses ficelles, l’artiste nous laisse face à un nœud gordien de pensées, qu’il faut défricher pour en percevoir la subtilité.

Isha trouve sa place dans un entre-deux. Facile d’accès, mais pas simpliste. Le sanglot (“Balle dans la tête [Terre]“) s’entremêle à la rage (“On sourit pas sur les photos“) dans un pêle-mêle d’émotions kickées. “Ils ont commencé le rap parce que ça rapporte, et par rapport à eux on n’est pas d’accord, on fait l’truc par amour, à la mort“, rappe-t-il dans l’outro éponyme de l’album. Tout est dit.

Décorer les murs

Avec du recul, Labrador bleu manque un peu de diversité. Pas tant dans les prod° qui parviennent à alterner entre légèreté et gravité, sans pour autant être radicalement opposées. C’est du côté du message que l’album est – à peine – trop monocorde. Pour faire simple, Isha tire un trait sur l’optimisme. Tout est grave, peu de punchlines arrachent un sourire. Les rapports à l’entourage, aux drogues ou aux femmes sont tous teintés d’amertume. La logique semble absolument imparable, compte tenu du contexte de deuil entourant la production de l’album.

On ne va pas bien sûr reprocher à Labrador bleu de manquer de cohérence. Cela serait sacrément osé dans une époque ou le distinguo entre album et compilation se fait de plus en plus flou. En revanche, explorer d’autres émotions, notamment dans les textes, aurait sûrement permis de rompre une certaine monotonie qui, in fine, dessert le projet.

Au grand jamais

Seulement voilà, tout ça est – plutôt – très bien pensé. Isha ne donne à voir qu’un pan de sa pensée. Celui de la tristesse et de la solitude, du doute permanent. Celui des soirées pluvieuses, où les distractions passagères peinent à panser des plaies bien profondes. Il ne prétend pas en revanche n’avoir que cela à offrir. Labrador bleu n’enferme pas son auteur dans un microcosme musical moribond, il ne fait qu’en brosser un portrait partiel, sous le prisme du désespoir. Un souffle de 36 minutes dans une partition vitale en pleine complétion.

Les derniers mots du dernier morceau laissent entrevoir autre chose. Alors que la prod° de Lamsi se fait plus discrète, une phrase parlée donne un soubresaut : “Okay, j’ai vu un côté de toi là…” Difficile d’avoir le sous-texte exact de cette conclusion, mais l’interprétation la plus logique est de penser qu’avec Labrador bleu, Isha a délibérément choisi de ne montrer qu’une partie de sa personne : celle qui ne “sourit pas sur les photos.”

Texte : Dorian Lacour


Écouter Labrador bleu d’Isha :