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Swift Guad : itinéraire d’un charbonneur

Swift Guad par Michel Rubinel.

En une quinzaine d’années de carrière, Swift Guad n’a pas chômé. Un an après la sortie de “Musique classique”, le taulier de Montreuil s’est de nouveau associé à Al’Tarba pour livrer l’album “Partitions oubliées”. À cette occasion, nous l’avons rencontré.

Interview : Dorian Lacour

iHH : Salut Swift, avant toute chose, je voulais parler du titre de votre projet commun avec Al’Tarba, “Partitions oubliées”. Ça sonne comme la suite de “Musique classique”, avec les morceaux perdus d’un grand compositeur, qui sont en fait tout aussi lourds. C’était ça l’idée, ou pas du tout ? 

Oui c’est un peu l’idée, on a sorti “Musique classique” au moment du COVID, du confinement, des annulations de concerts… On avait pas mal de sons qui restaient de côté, donc on s’est dit que ce serait bien de sortir un projet, pour quand les concerts reprendront. Ce n’était pas des sons qu’on aimait moins et laissés de côté, ce ne sont pas les fonds de tiroir. “Partitions oubliées” est vraiment une suite à “Musique classique”, dans une autre couleur. On avait pour ambition d’aller défendre les deux projets sur scène. La première tournée a été annulée, une quarantaine de dates, alors on s’est dit que dès que ça reprenait, on allait balancer les deux albums. Maintenant, on croise les doigts.

iHH : Al’Tarba est avec toi sur ce projet donc, on l’a dit. Vous avez une superbe alchimie, un projet commun entre vous sonnait presque comme une évidence. Qu’est-ce-qui vous a donné envie de remettre le couvert ?

Avec Al’Tarba on se connait depuis 2006 ou 2007, on a beaucoup bossé ensemble, mais uniquement sur des sons à droite à gauche. Ça nous tenait à cœur de faire un projet 100% ensemble. Étant donné qu’on est quand même assez productifs, on a pas galéré pour avoir des prod° et des morceaux.

iHH : Parle-moi du morceau “Diabolus in Musica”. Tu es dans l’ésotérisme, et c’est quelque chose qu’on retrouve rarement aujourd’hui. Pourquoi avoir fait ça ?

C’est Al’Tarba qui a eu l’idée de ce thème en fait. Il voulait parler des références au mal, au diable, dans la musique, du classique jusque’à maintenant. C’est en fait plus un rapport au diable dans la musique, qu’un texte ésotérique. En partant de ça, je me suis renseigné de mon côté, sur les œuvres de Machiavel par exemple, pour l’écriture. Je me suis inspiré de tout ça pour ce morceau.

iHH : Ça rappelle que tu as toujours eu une image sombre, et que même si elle s’est adoucie avec le temps, tu gardes une plume noire. C’est ça que tu préfères dans le rap ? 

Même quand j’essaye de faire un son joyeux ça reste sombre ! C’est pareil pour Al’Tarba, alors forcément notre collaboration n’allait pas donner un truc qui allait inspirer la joie. J’ai toujours cette écriture noire ou amère. J’ai essayé sur “Vice, Vol. 3” et “Vertu, Vol. 3” de proposer des sons dansants, avec des thématiques plus joyeuses, mais c’est moins évident pour moi, c’est vrai.

Swift Guad par Michel Rubinel.

iHH : Vous avez travaillé en binôme sur l’album, mais de ton côté, qu’est-ce-qui t’a influencé ? 

Sur “Musique classique” on avait été vachement influencés par des thématiques fortes, chaque morceau en avait une. Pour “Partitions oubliées“, on voulait vraiment partir sur un album plus léger, avec plus d’egotrip. On est allés chercher nos influences dans les films sombres. Malgré ça, ce sont des thématiques plus légères, moins lourdes que dans le premier album. 

iHH : Il y a sur l’album la Trilogie du Joker. Les deux premiers morceaux sont assez tristes, et le troisième, malgré des lyrics pessimistes, dispose d’une prod° bien plus dansante, comme pour matérialiser le cheminement vers la folie…

C’est ça, ça donne une ambiance limite un peu cirque, ou Gotham City, un truc assez joyeux, qui reste sombre, mais pas cynique. À la base, l’ordre des morceaux n’a pas été réfléchi. La Trilogie du Joker devait être sur “Musique classique” avec d’autres instrus, sauf que ce n’était pas assez abouti pour nous. Alors on a remixé les trois, et on a changé l’ordre. Ce cheminement n’était pas voulu complètement à la base, mais au final ça rend très bien.

iHH : Tu conclues l’album avec les deux bombes “Poignées de punchlines”, qui sont vos morceaux signatures avec Al’Tarba. C’était une évidence pour vous, de conclure ainsi ? 

Bien sûr, parce qu’en fait comme je te disais avec Al’Tarba on a bossé ensemble pendant très longtemps, mais à un moment on a arrêté de collaborer. La premier “Poignée de punchlines” ça nous a permis de nous retrouver. En fait, tout découle de ce morceau. Les deux albums c’est grâce à ça, donc c’était logique, ça nous a permis d’ouvrir une nouvelle page de nos carrières ensemble.

iHH : Tu es un taulier de Montreuil, et je voulais un peu m’arrêter sur cette scène qui est très particulière dans le rap français. Vous avez vraiment une proposition différente, et tu le dis toi-même en te qualifiant d’extraterrestre, mais quand on voit Ichon, Loveni, Prince Waly, Le Club, même CenZa… Comment tu expliquerais cette particularité ? 

Montreuil c’est une ville très artistique, il y a beaucoup d’associations, un tissu social vraiment dense. C’est très métissé ici, donc il y a énormément d’influences diverses. Je pense que c’est un peu lié aussi au passé communiste de Montreuil, dans l’idée de lutte qui se transpose en musique. Musicalement, on a toujours été dans la recherche du renouveau. Je suis un des plus anciens, mais comme tu le dis c’est vrai que chacun est dans un style très différent. CenZA est très New York, Prince Waly aussi mais il a sa touche, Ichon est dans un rap beaucoup plus moderne et ouverte, tu as parlé du Club aussi, leur proposition est assez unique. Il n’y a pas une seule couleur à la musique montreuilloise, on est pas fermés. On est un peu un mini-Marseille en fait, on se soutient. Avant on pouvait un peu se tirer dans les pattes, mais aujourd’hui ça a changé, les gens se soutiennent vraiment, et c’est très positif. 

iHH : Pour parler de CenZa justement, tu l’invites sur le morceau “Osirus”, un gros banger qui a fait pas mal de bruit. Comment est-ce-que les gens ont réagi à ce morceau, maintenant que tu peux avoir du recul dessus ? 

La réception a été très bonne. C’est vrai que pour du Al’Tarba, les gens ne s’attendaient pas à de la drill, mais ça conserve vraiment ses sonorités. CenZa je le connais depuis des années, on a fait les freestyles “Anti-Social” ensemble, et Al’Tarba voulait remettre ça. Quand il a proposé la prod°, je me suis dit que c’était original et un peu inattendu. Je pense que les gens nous attendaient sur des sons new-yorkais, inspirés de Mobb Deep ou du Wu-Tang. Forcément au début il y a eu de réticences, mais les gens se le sont pris au final. Maintenant, je n’ai que des bons retours. En plus on l’a dévoilé avec un clip hommage à Montreuil, en pleine Croix de Chavaux, ça a beaucoup plu. 

iHH : Il y a un message qui revient souvent, au détour d’une punchline, dans ton album, c’est que tu n’es pas prêt d’arrêter. Après 15 ans de carrière, tu as la même dalle qu’à tes débuts ? 

Oui, enfin j’ai peut-être un peu moins la dalle, mais j’ai beaucoup plus de facilités. Mes choix artistiques, je les prends plus vite, je bosse mes albums 5 par 5 carrément ! C’est pas que j’ai pas prévu d’arrêter, c’est surtout que si j’arrête demain j’ai de quoi sortir des projets pendant au moins cinq ans.

iHH : Dans une interview que tu avais accordée à Yann et François en 2018, vous parliez de Laylow et de votre featuring “Fratello” qui avait été mal reçu par une partie de ton public à l’époque. Quand on voit où en est Laylow aujourd’hui, on peut se dire que tu as eu du flair… 

C’est clair, après c’est logique cette réticence, à la base moi j’ai un public boom bap, habitué au rap de la vieille école. Dès que c’est nouveau, les gens se méfient. Quand j’ai découvert Laylow, il avait cette énergie qui m’a vraiment plu. Assez vite les gens ont révisé leur jugement. Bien sûr il y en a toujours qui n’aiment pas l’autotune et la trap en 2021, on peut pas les juger. Ça se voit facilement dans les commentaires d’ailleurs, la guerre “boom bap vs. trap” elle existe toujours j’ai l’impression.

iHH : Sur le morceau, “N’y touchez pas” vous samplez “Le Grisbi” de Jacques Pills. Comment s’est fait ce choix ?

À la base, le sample impliquait le thème du morceau. Dès que j’ai entendu cette prod° je me suis dit que ça allait le faire, et on a invité Deadi. À partir de rien, on avait un gros truc. Al’Tarba fait des prod° qui ont beaucoup de patate, qui prennent un tel spectre de fréquence que des fois le rappeur s’efface. Dans “N’y touchez pas”, il y avait la volonté de faire quelque chose de différent, qui soit à la fois un peu trap et un peu boom bap. Les morceaux comme ça, franchement, ça se compte sur les doigts d’une main.

Swift Guad par Michel Rubinel.

iHH : Tu as récemment posé sur l’album de Muge Knight, “Mugeland”, et il nous disait que c’était un vrai feat, de personnes qui partagent des valeurs en commun. J’ai l’impression que chacun de tes featurings sont un peu faits comme ça. Tu ne fais pas de “choix business”, je me trompe ? 

C’est ça, c’est ça ! Muge je l’appelle “Monsieur le Maire”, pour lui je suis le prochain maire de Montreuil, et pour moi c’est le prochain maire de Marseille. T’as tout Marseille en une seule personne. Avec lui, c’est que de l’affect et du respect. J’invite beaucoup de gens que je ne connais ni d’Adam ni d’Eve, j’ai aucune honte à aller inviter des gars chauds, mais avec le Muge on se connait très bien. D’ailleurs, je travaille sur “Hécatombe 3“, et j’ai invité 13 marseillais sur le projet. C’est des échanges, la musique c’est fait avant tout pour faire des rencontres, pas rester seul dans sa chambre à gratter. Maintenant, pour moi, c’est que du kiff, des voyages. On a l’occasion de bouger de chez soi, juste avec un feat, et c’est vraiment super.

iHH : Comment est-ce-que tu te situerais sur l’échiquier du rap français, actuellement ? 

Je suis toujours dans une case indé. Pour moi, j’ai la même vie qu’avant, à la seule différence que mon travail c’est la musique maintenant. Je roule pas en Ferrari, je suis modestement en indé, mais je ne me plains pas. Je vis de la musique, avec mes moyens, et j’en suis très fier. On a pas les mêmes budgets qu’en maison de disque, on a pas les mêmes objectifs non plus. C’est le système débrouille un peu. Encore que maintenant il y a plein de labels de booking, de distrib, des plateformes pour vendre notre matos en ligne, c’est beaucoup plus simple qu’à mes débuts. Moi ça m’a aidé, surtout qu’avec les confinements les ventes physiques se sont cassé la gueule. Tu sais, je me suis fait découvrir avec la première vague d’Internet, via MySpace, j’ai créé ma chaine YouTube très tôt. Maintenant, c’est vrai que les jeunes explosent plus vite, mais c’est bien souvent des carrières éphémères. Les gars peuvent monter très haut, très jeunes, et redescendre aussi vite. On consomme la musique de manière jetable aujourd’hui. À l’époque, un CD tu l’achetais, tu le gardais à vie. Maintenant, quand un projet sort, on se le prend 2-3 semaines à tout casser. En fait, il y a plus d’artistes, mais moins de classiques.

iHH : Tu as débuté dans une période plus compliquée pour le rap en France justement, avec l’effondrement des ventes…

C’est pas que ça vendait moins, c’est juste que les indés n’étaient pas diffusés. Les mecs de maisons de disque vendaient des centaines de milliers d’albums, mais ils étaient peu nombreux c’est sûr. C’était vraiment une autre époque. Quand Youtube est né, si tu faisais 10 000 vues, tout le monde te connaissait. Pour moi c’étaient des années où il a fallu s’adapter à de nouveaux trucs. Des vinyles on est passés aux cassettes, puis aux CDs, et directement au MP3… Au bout d’un moment, ils ont dématérialisé entièrement la musique. Moi qui ai grandi avec ça, ça ne me pose pas de problèmes, mais mes ainés ont eu du mal à s’adapter. Après tu sais je vieillis aussi, Snapchat, TikTok, tout ça, j’ai eu du mal à suivre. 

Swift Guad par Michel Rubinel.

iHH : Ce qui me fascine, c’est que même si tu dis que tu as du mal à suivre certains trucs, tu sembles plus à jour que jamais sur les tendances musicales. Comment tu fais, pour rester à la pointe ? 

J’écoute tout, je n’aime pas tout bien sûr, mais j’essaye de me tenir au courant. Il faut pas faire le vieux con aigri. Je vais écouter tout ce qui se fait et me faire mon propre avis dessus. Je n’ai jamais trop surfé sur les vagues par contre, quand j’ai fait de la trap, je l’ai fait avant que ça ne devienne la tendance. Aujourd’hui, tu peux pas tout écouter, c’est sûr, mais par exemple tu vois je me remets à écouter la radio. Ne pas avoir le choix de ce qu’on écoute, je trouve ça bien. Sur Internet tu as le choix, mais ça ne te rend pas plus curieux. J’écoute FIP et je découvre des trucs, alors que YouTube ça marche avec des suggestions, ça te renvoie toujours vers le même genre de choses. Quand j’étais jeune on allait emprunter des CDs à Montreuil, donc on devait aller chercher ce qu’on voulait écouter, c’était compliqué parfois. Heureusement, j’étais dans un entourage musical très éclectique. J’ai eu de la chance d’être bien entouré. Si j’avais du faire confiance à Internet pour ma culture musicale, je serais un gros teubé aujourd’hui je pense.

iHH : En parlant des tendances, c’est quoi les artistes que tu écoutes en ce moment ? 

J’écoute de tout en vrai, Ella Fitzgerald, Al Green, du reggae aussi, les Gladiators beaucoup. En rap français j’ai beaucoup aimé le dernier album de Lefa [“FAMOUS” au moment de l’interview – NDLR]. Maintenant ce n’est plus moi qui vais aller écouter de la musique sur YouTube. Je me laisse porter par la radio, les suggestions de mes amis aussi, dès qu’un poto me recommande quelque chose je vais écouter. J’ai découvert la chanteuse Fousheé comme ça. Tous les jours on peut découvrir des trucs. Je ne vais pas fouiller aux quatre coins d’Internet, je n’en ai pas besoin. Si je me mettais à la prod° pourquoi pas, peut-être plus tard, mais ce n’est pas d’actualité. 

iHH : C’est quoi la suite, pour toi, maintenant ? 

La suite, c’est que je sorte un album tous les trois mois. Le prochain c’est avec Raw Saïtama, un EP commun intitulé “Guérilla“. Ensuite il y aura un album, “Guernica“, prévu pour le mois de mai. J’ai d’autres projets, avec Mani Deïz notamment. “Hécatombe 3” qui est en préparation, il y a aussi un projet commun avec Grödash, et on travaille sur un album acoustique. On monte aussi un collectif, Soleil Noir, dont je révélerais les membres plus tard. En bref, il y a du très lourd qui arrive. 


Pour écouter “Partition oubliées” de Swift Guad et Al’Tarba, c’est ici :