Interview : Maude Jonvaux
A l’occasion de la 14e édition du Cabaret Vert (où une délégation de iHH™ magazine posera ses valises), nous avons eu la chance de nous entretenir avec Christian Allex, programmateur et directeur artistique du festival de Charleville-Mézières. L’occasion pour lui de revenir sur son parcours et sur la programmation très rap de cette édition 2018. On vous en dit plus ci-dessous…
Vous êtes programmateur du Cabaret Vert et d’autres festivals comme Les Eurockéennes, je voulais revenir avec vous sur votre parcours.
Christian Allex : Mon parcours commence par une école de presse à Lyon dans les années 1980, beaucoup d’animations, commencer à monter des soirées dans les années 1980-90 à Lyon et à Dijon, à titre associatif et personnel. Après j’ai vraiment commencé à Dijon dans les années 1990 par un club électro qui s’appelait L’An-Fer. C’était un club assez reconnu au niveau national et même international car nous avions une programmation électro assez avant-gardiste à l’époque où pas mal de gens comme les Daft Punk en 1992 étaient venus mixer. Laurent Garnier était résident dans ce club, les Cassius y mixaient, il y avait toute cette bande de DJ, toute la scène techno américaine de Derrick May, Eric Carter, Jeff Mills, la scène new yorkaise, la scène anglaise, tout ce qui était hardcore, gabber, c’était un club très reconnu. On y faisait aussi des concerts, on faisait venir des groupes comme Echobelly, toute la scène anglo-saxonne et indie pop comme Tindersticks. J’y ai donc bossé toutes les années 1990 jusqu’en 1998 où j’ai raccroché pour partir bosser à Paris sur un événement qui s’appelait Global Techno et qui se tenait dans la Grande Halle de La Villette. On a fait une direction artistique avec Manu Barron, le programmateur et D.A. de l’événement. Après je suis parti en Suisse bosser pour Couleur 3 et début 2000 on m’a contacté pour prendre la direction artistique des Eurockéennes. Ce que j’ai fait de 2000 à 2011 en contrat d’exclusivité, en CDI comme on dit ! En 2011 j’ai monté ma boite en indépendant, j’ai gardé Les Eurockéennes, mais avec ma casquette de programmateur et moins de directeur artistique. C’est là que j’ai commencé à bosser avec le Cabaret Vert, avec Paloma à Nîmes… Et à multiplier les événements.
Un parcours qui débute dans l’électro donc !
Et bien non ! Avant l’électro j’étais dans le rock en fait… J’avais monté un festival de musique alternative en banlieue dijonnaise, dans les années 1980 j’étais plutôt rockeur métalleux que électro. Mais à la fin des années 1980 le rock et le métal commençaient à m’emmerder et l’arrivée de l’électro m’a donnée une bouffée d’oxygène. Dans la façon de monter les soirées, dans la façon de vivre cette musique je trouvais ça vachement plus simple, plus frais, plus léger, que ce qu’on pouvait vivre avec le rock et le métal à l’époque. Le parallèle c’est que dans les années 1990 quand je bossais dans l’électro, le rock et le métal avaient pour habitude de parler de l’électro avec les mêmes termes qu’aujourd’hui le rock peut parler du rap.
Aujourd’hui vous avez encore évolué dans vos choix de programmation artistique ?
Moi j’aimais bien le rap déjà à l’époque, dans les années 1990 il y avait le label Definitive Jux qui commençait à arriver, il y avait Ninja Tunes qui sortait des trucs de rap, après il y avait tout le rap de l’époque comme KRS One, Jazzmatazz, Guru, Gang Starr, Public Enemy, toute cette scène rap de l’époque, L..L Cool J… D’une certaine manière, 2Pac, tout le label Death Row, tous ces trucs-là… J’aimais vachement dans les années 1990, en lien direct avec l’électro, tout ce rap-là !
Comment s’est fait cette rencontre avec l’équipe du Cabaret Vert et votre arrivée en tant que directeur artistique de ce festival ?
Ça s’est fait par étapes et par hasard. Moi je suis allé à Charleville dans le cadre des Eurockéennes, le but était de monter un projet de création musicale avec l’Institut de la marionnette. On voulait créer un spectacle de marionnette avec une mise en scène musicale avec des artistes comme Sébastien Tellier, Oxmo Puccino etc… C’était pour rencontrer les élèves de l’Institut, voir un peu le festival et l’idée était de créer un lien entre l’un des plus gros festivals de marionnettes européens et un des plus gros festivals de rock européens. J’ai rencontré Julien Sauvage qui était à l’époque adjoint à la culture à Charleville, mais je ne connaissais pas le Cabaret Vert ! Il m’a parlé un peu du Cabaret à l’époque et je suis allé voir ce fameux Cabaret Vert à l’été 2007 et je trouvais ça assez sympa. J’ai trouvé qu’il y avait une mentalité qui me plaisait mais les agents ne répondaient pas spécialement aux offres que pouvait leur faire suivre le festival. Donc j’ai appelé mon réseau d’agents en leur disant que c’était un truc cool et que ce serait bien d’envoyer des artistes là bas. Ils m’ont plutôt écouté et les choses se sont faites un peu comme ça. On m’a proposé la programmation. Pour moi la programmation rime avec scénographie, accueil, communication et du coup on a fait évolué les choses dans le festival jusqu’à ce que je demande à faire la direction artistique. Pour moi la maîtrise artistique doit être générale. Un artiste il fait une chanson, il veut la maîtrise générale de l’édition aux réseaux sociaux, en direction artistique c’est pareil je ne veux pas juste amener un groupe. L’identité graphique, l’objet artistique dans sa globalité.
Qu’est ce qui donne selon vous son identité au Cabaret Vert ?
Que c’est un tour de force de faire cet événement dans cette région là qui n’est pas forcément favorable, économiquement en tout cas, à cela. Il y a un côté “équipe de Manchester” un peu ! Il y a ce côté “l’ère industrielle est finie, certains restent sur la paille dans les Ardennes mais le rock peut les sauver”. C’est ce qui est un peu particulier, on sent une vraie authenticité de s’en sortir, et la sympathie aussi car quand on a envie de s’en sortir on est revanchards mais on est aussi hyper sympa à accueillir les gens chez soi.
Le festival reste un festival à échelle humaine et agréable, en regard des énormes machines comme les voisins de Dour…
Le site le permet car il n’est pas immense, on s’y déplace rapidement. Ce n’est pas la guerre il y a du monde mais ce n’est pas physique, cela reste assez cool dans la déambulation et les endroits pour se poser et discuter, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres festivals où il faut faire son trou, sa place. On arrive à accéder aux scènes, à voir les concerts.
Il y a aussi cet aspect ecofriendly au Cabaret Vert qui est assez unique !
Beaucoup développent cette pastille là, le cabaret l’a fait au début sur la notion de tri des déchets ce qui est assez important parce que quand on regarde le site, il reste relativement propre alors qu’il y a 20 à 25 000 personnes sur le site. Il y a des gens qui ramassent, ça ne fait pas un site dégueulasse, et puis il y a tout un tas d’actions menées sur, comme vous dites, “l’ecofriendly”.
Les artistes sont-ils également sensibilisé sur ces questions ?
Tout le monde l’est un peu aujourd’hui avec toutes les problématiques de changement climatique et autres. Même s’ils arrivent avec beaucoup de matériel et des tours bus et que leur empreinte carbone n’est pas la meilleure, ils savent quand même que ce qu’ils mangent au catering ce sont des produits locaux à moins de 200 km, que ce qu’on leur propose de façon générale ne vient pas d’une aire industrielle, il y a certains sodas qu’ils n’ont pas, ils en ont d’autres à la place et ils trouvent ça plutôt cool.
C’était précurseur d’instaurer tout cela dès le départ…
Peut être mais pas assez en communication parce que d’autres le font beaucoup mieux aujourd’hui et je pense que le Cabaret Vert a un manque de communication sur ces actions. Comme ça a été fait de manière naturelle dès le début ils n’ont pas beaucoup communiqué là dessus. Il faut rendre un peu plus ludique le côté ecofriendly, parce que être dans de l’information pure, technique, au bout d’un moment… c’est pourquoi les écolos font régulièrement les pires chiffres aux élections, alors que le côté écolo peut être très fun et ludique aujourd’hui. C’est plus ce truc là qu’on a pas su mettre en avant mais on va communiquer de plus en plus.
La programmation est très hip-hop cette année. En 2017, il y avait déjà Cypress Hill, Kate Tempest et Death Grips. Cette année vous recevez Travis Scott, NTM, Damso, Hamza, Booba et Moha La Squale.
Moi j’ai toujours aimé le hip-hop, on en a toujours un peu fait au Cabaret. Après, il y a ce qu’on appelle le hip-hop rock et le hip-hop. Il y a le hip-hop qui est accepté par la scène rock de festival rock, Les Wu-Tang Clan, Cypress Hill, Public Enemy et Death Grips parce que les rockeurs les écoutent. Et puis il y a le rap Hamza, Moha la Squale, Booba, Travis Scott, ou même Tyler qu’on a programmé il y a 3 ans, ou encore A$ap Rocky qu’on avait fait aussi. Ils sont tous de la scène rap et ne parlent pas forcément aux gens qui aiment le rock, voir même ils leur donnent certains boutons. Si on regarde l’équilibre de la programmation il n’y a pas tant de rap que ça !
C’est plutôt que ce sont les têtes d’affiches qui sont hip-hop cette année !
Mais NTM par exemple personne ne nous a dit : “Ah ! C’est un groupe de rap !”, parce qu’ils sont plutôt vus comme un groupe de rock. Alors que dans les années 90, NTM c’était un groupe qui était totalement décrié, que tout le monde fracassait… Il ne fallait pas aller dans les concerts de NTM parce que c’était dangereux, on allait y croiser un certain public, alors qu’aujourd’hui ce n’est plus du tout le cas.
Est ce que c’est plus facile de programmer du rap en festival maintenant que la presse généraliste l’a en bonne grâce ?
Je pense qu’il ne faut pas inverser les choses, je pense que c’est le public qui a fait l’explosion de la scène rap, notamment le jeune public et que les médias aujourd’hui sont obligés, par obligation de vente, de s’intéresser à Nekfeu, à OrelSan et à d’autres parce que s’ils ne s’y intéressent pas ils vont se couper d’un gros lectorat. Donc, pourquoi OrelSan, pourquoi tous ces gens là sont invités dans les télés, les radios, les médias ? C’est parce qu’ils génèrent de l’audience. Parce que des centaines de milliers de gamins suivent des mecs comme Moha La Squale. Donc les médias sont obligés d’aller suivre les artistes de rap. Le rap, encore une fois, il s’est fait par le public rap, il ne s’est pas fait par les médias. Donc nous, en tant que festival, moi je suis dans une position qui est “facile” parce qu’on a un public qui aime les artistes de rap qu’on fait. On a un jeune public sur le Cabaret Vert et j’ai vu quand on a fait Tyler The Creator il y a 3 ans le dimanche, on m’avait dit il ne faut pas le faire le dimanche c’est les familles, les gens ne vont pas venir. Je n’ai pas écouté, je l’ai fait, et c’était blindé le dimanche. Quand on a fait A$ap Rocky il y a 5 ans, le public hallucinait que A$ap Rocky débarque à Charleville parce que les gens qui n’aimaient pas le rap ne connaissaient pas du tout A$ap Rocky, par contre les gosses qui aiment le rap le connaissaient tous et étaient là pour lui, c’était déjà une mégastar à l’époque. Le voir arriver à Charleville c’était incroyable ! Alors que quand on a fait le Wu-Tang ou Public Enemy, on n’a pas du tout eu phénomène là, les aficionados du festival trouvaient ça cool qu’on les fasse mais les gosses connaissaient à peine le Wu-Tang parce que c’était déjà la vieille génération pour eux.
C’est peut être aussi l’occasion de rassembler plusieurs générations devant les scènes du festival ?
La scène rock veut toujours un peu dire aux autres ce qu’ils doivent écouter, ce qui est bien, ce qui n’est pas bien. Très souvent la scène rock dit souvent « ça c’est de la merde », « ça c’est pas de la merde », et je trouve ça dommage. Sur des trucs de rap ils se sentent souvent obligés de dire : “ça c’est de la merde”. Moi je vois rarement des rappeurs aller sur sites internet rock pour dire : “Queens Of The Stone Age, c’est de la merde”. Quand il y a des festivals de metal c’est pareil, les rappeurs ne vont pas venir dire « ça c’est de la merde », alors que le rockeur se le permet et c’est un peu embêtant. Après, ce que je disais sur l’électro, c’est que les critiques qu’on peut entendre sur PNL, l’autotune, on voit beaucoup de gens qui n’aiment pas le rap dire qu’il y a trop d’autotune, que ça leur prend la tête. Mais dans les années 1990 quand les Daft Punk débarquent avec One More Time, ils utilisent le vocoder et les remarques étaient les mêmes. Et les mêmes mecs adulent Daft Punk aujourd’hui. Donc toutes les critiques sur le rap aujourd’hui ont été les mêmes sur l’électro et la techno dans les années 1990.
Et comme le rock avant elles…
Voilà. Et pour moi aujourd’hui le rap il est bête et méchant comme le rock l’a été avant lui. Les Ramones et d’autres quand ils faisaient de la musique ils faisaient quelque chose de bête et méchant comme un poil à gratter, pour énerver, pour agacer. Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que c’est le rap qui est un poil à gratter aujourd’hui et que si les gamins qui vont dans le rap se comportent comme ils se comportent c’est à dire, avec une mauvaise éducation et une façon de dire « j’emmerde la terre entière » c’est qu’ils sont dans ce truc où le rap est le poil à gratter de la musique. Donc plus ça énerve, plus je me dis que le rap fait vraiment son rôle de nouvelle scène qui gène un peu mais qui en même temps crée. Bon après le rap est aussi dans des stéréotypes. Je n’aime pas la programmation consensuelle et je n’aime pas la programmation où on fait des groupes parce que c’est politiquement correct, j’aime bien le côté dérangeant. Le rock n’arrive pas à accepter que le rap est son poil à gratter.
Le rap est en crise d’adolescence.
Et il en restera ce qui doit en rester ! C’est une scène qui génère beaucoup de choses, peu de trucs super, mais aussi beaucoup de merdes !
Comme pour le rock, tout n’est pas resté dans les mémoires !
Pour un Nine Inch Nails ou un Queens Of The Stone Age on a eu des milliers de merdouilles ! J’avais vu une interview d’un guitariste qui avait traîné pas mal avec les Rolling Stones, il disait « le nombre de groupes de merde qui passent dans les studios pour avoir un Rolling stone ! », c’est pareil ! Sauf que les gens voudraient tout de suite avoir quelque chose de qualité.
Les gens consomment jusqu’à la musique, on ne laisse pas le temps de maturité à des genres musicaux.
Moi quand je vois le nouvel album de Damso, je le trouve magnifique. Il a réussi à ne pas rester dans la facilité du premier album, il est allé vers quelque chose de décalé, osé, alors qu’il n’était pas obligé en deuxième album de faire quelque chose d’aussi osé pourtant il le fait, et il le fait bien. Moi je trouve que c’est une scène intelligente qui s’auto génère dans la création.
Le rap reste très prolifique !
Je trouve ça super intéressant.
L’an dernier on a lu pas mal d’articles sur les baisses de financement des festivals, pourtant votre pass 4 jours reste à 99 euros…
C’est une équation de plus en plus difficile à tenir, je ne sais pas si on arrivera à la tenir longtemps car si on veut tenir une qualité d’offre artistique à haut niveau ça demande des investissements assez forts, ce qui oblige à augmenter les billets ou à aller chercher plus d’investissement privé. En ce moment c’est assez compliqué mais après, c’est le tour de force chaque année de continuer à faire exister l’événement. Si on avait un millionnaire sous le tapis qui nous donne de l’argent régulièrement je ne sais pas si on y prendrait autant de plaisir ! Quand un festival à l’époque se montait, c’était pour une année. Maintenant qu’on accepte le fait que ça soit une économie à part entière, ça ne veut pas dire qu’un festival a vocation à rester pendant 10-20-30 ans, certains vont arriver et d’autres disparaître, c’est comme la musique ! Les U2, qui restent pendant des années sont rares !
Pour clore cette discussion, avez vous eu un coup de cœur dans la programmation de cette année ?
En rap par exemple, j’ai vu Moha La Squale aux Eurockéennes, il m’a mis une bonne claque. Son set n’est pas encore parfait mais lui, il a une aisance naturelle, tellement speed dans l’envie de donner beaucoup sur scène, c’est vraiment un mec hyper intéressant et j’ai envie de le revoir sur le Cabaret car pour moi, le personnage, il a un truc. Sans florilège de groupe sans rien, c’est un mec seul qui donne toute sa générosité, quelque chose d’hyper direct. C’est pas encore hyper abouti, il le sait, il est en phase de travail, mais il a une générosité forte qui est vachement intéressante et que le public se prend en pleine face et c’est ce que j’aime aussi dans le rap.
Pour en savoir plus sur le Cabaret Vert, on vous laisse découvrir leur superbe programmation.