Interview réalisée par : Nicolas Sadourny

Photos : Michel RUBiNEL

Artiste de jazz nommé aux Grammy Awards, Theo Croker dévoile son nouvel album “BLK2LIFE A FUTURE PAST“. Cet opus de treize titres représente le voyage spirituel de l’artiste au cœur de ses racines. Un album construit à l’image de l’histoire d’un héros en quête d’accomplissement, et à la recherche de qui il est vraiment. L’album qui est sorti le 24 septembre 2021 précèdera une tournée européenne prévue dans les mois à venir.

D’où vient votre passion pour la musique et le jazz ? Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir un artiste ?

Je crois que ma passion pour la musique a été là toute ma vie. Toute ma famille adore la musique, alors j’ai grandi avec. De plus, mon grand-père était un musicien de jazz… étant enfant j’ai pu rencontrer Dizzy Gillespie, Al Green ou Roy Hargrove. Ce qui m’a plu personnellement dans le jazz, c’est le fait que ce soit un style très instrumental. J’ai trouvé cela fascinant que tout ne tourne pas autour d’une voix mais d’instruments.

Pourquoi avoir choisi la trompette comme instrument principal ?

Aujourd’hui j’aime dire que mon instrument principal est la musique (rires). Mais si j’ai choisi la trompette au départ, c’est parce que mon grand frère en jouait. J’essayais de l’imiter dès qu’il laissait son instrument à la maison. Puis lorsqu’il a fallu choisir un instrument pour le cours de musique, c’est la trompette que j’ai choisie. Je trouve que c’est un outil qui a un formidable éventail de tons différents, comme une voix humaine.

Quand vous composez votre musique, à qui vous adressez-vous ? Qui souhaitez-vous toucher ?

Le monde entier ! Quiconque souhaite vibrer, s’élever, toucher le cosmos et se reconnecter avec soi-même. C’est pour ça que je fais de la musique. La musique est plus universelle que n’importe quel langage.

Vous avez commencé à travailler sur cet album seul pendant le confinement. Pensez-vous qu’il aurait été différent si vous l’aviez produit dans des conditions normales ?

Je n’avais pas prévu de faire un album au départ, je n’avais pas touché à ma trompette depuis des mois. Mais l’inspiration m’est venue un jour alors que je jouais avec mes instruments. Et les conditions ont fait que j’avais beaucoup de temps et que je pouvais réfléchir tranquillement. Dans un contexte normal, le processus aurait sans doute été différent.

Vous dites que le confinement a été une très forte expérience pour vous. Est-ce que vous avez l’impression d’avoir évolué en tant qu’artiste au cours de l’an passé ?

Je n’ai pas l’impression d’avoir évolué en tant qu’artiste mais en tant qu’humain. Ça m’a donné le temps de me poser, de regarder qui je suis en tant qu’homme et en tant que membre de ma communauté. Ça m’a donné aussi le temps de voir qui je suis sans la musique. Parce que quand tu es musicien et que tu joues, tu es trop cool. Tu vas partout et tout le monde trouve que t’es génial. Mais si tu ne joues plus, qui es-tu ? Qu’est-ce que tu représentes pour tes amis, ta famille, ta communauté ? Ça m’a donné aussi l’occasion de regarder en face les parties plus sombres de mon être que je peux cacher quand je suis constamment en tournée. Je pouvais me cacher derrière mon identité d’artiste, mais quand j’ai choisi de m’isoler pendant l’épidémie, ce n’était plus possible.

Vous avez présenté le confinement comme une occasion d’affronter votre “vous intérieur”. Qu’avez-vous trouvé au cours de cette expérience ? Une révélation ?

J’ai beaucoup souffert dans ma jeunesse. J’ai perdu mon père à 18 ans et déjà à ce moment-là je travaillais très dur, donc je n’avais jamais eu le temps de vraiment digérer sa disparition. Même chose pour toutes les mauvaises relations que j’ai vécues. J’ai eu aussi le temps de réfléchir sur ma carrière, sur qui je veux être et ce que je veux faire. Parce que je veux faire plus que simplement jouer de la trompette. Je veux produire, lancer des labels, soigner le monde par la musique.

Votre nouvel album BLK2LIFE A FUTURE PAST peut-être considéré selon vous comme la bande-son d’un film. De quoi parlerait ce film ?

Ce film parlerait du voyage d’un héros. Un héros comme Luke Skywalker ou en l’occurence moi, qui doit s’élever et maîtriser ses pouvoirs, son énergie, ses peurs pour devenir le sauveur de l’histoire.

La description de l’album raconte que cette histoire parle d’un héros en quête d’accomplissement, qui explore les traditions et la culture de ses origines. Vous considérez donc que ce héros est une projection de vous, et qu’il s’agit en fait de votre voyage ?

Oui, c’est mon voyage parce que cet album représente pour moi une renaissance. Un moyen de comprendre mon identité culturelle, mon identité éthique et mon identité musicale.

Le confinement était donc un moment-clé pour vous ?

Le confinement était un moment-clé, et cet album est un reflet artistique de cette expérience, de ce que j’ai ressenti.

Pensez-vous que cette expérience et ce nouvel album vont changer de manière permanente votre vision du monde et de votre travail ?

C’est un peu le cas pour tous mes albums. Chacun d’eux m’a amené quelque chose de nouveau. Je ne sors pas un album avant de me sentir changé.

D’après le titre de l’album et sa musique, vous explorez les concepts de passé et futur. Vous pensez que c’est important de se souvenir du passé pour construire notre futur ?

Afin de comprendre qui nous sommes, il faut que l’on comprenne qui nous étions, d’où nous venons. Je suis allé m’enfoncer dans mes origines, pour comprendre qui je suis aujourd’hui afin de prospérer dans mon futur.

Vous êtes cité comme un artiste de jazz, mais l’on retrouve de nombreux genres dans votre travail, comme des rythmes traditionnels africains ou bien des mixages qui évoquent des musiques plutôt modernes. Des styles que l’on associe pas forcément au jazz. Pourriez-vous donc me dire ce qui définit le jazz selon vous ?

On imagine le jazz comme de la vieille musique de salon alors que cela n’a jamais été ça ! C’est une image que le marketing et les labels ont mis sur le genre de la musique noire-américaine afin de la reproduire. Le jazz est la version gentrifiée de la créativité noire-américaine. Duke Ellington ne vous dirait pas qu’il jouait du jazz. Miles Davis ne vous dirait pas qu’il jouait du jazz. James Brown ne vous dirait pas qu’il jouait du jazz. Même Louis Armstrong ne jouait pas du jazz, il jouait de la pop. What a Wonderful World est une musique pop ! Ils étaient simplement des créateurs noirs-américains qui avaient compris un rythme, une harmonie. Ce que les gens appellent jazz n’est qu’un regroupement de toute leur créativité. Moi, je ne suis qu’un créateur noir-américain comme eux. Et les gens ne font qu’inventer des noms pour des genres qui regroupent ce que nous créons afin de les marginaliser. Je n’ignore pas tout l’héritage musical créé par le jazz et qui a poussé de nombreux artistes à aller sur scène, mais ma musique va bien au-delà de cette étiquette.

Vous voyagez d’habitude beaucoup avec votre groupe de musique, et avez dit avoir développé une vraie synergie entre vous. Pensez-vous que cela se reflète sur votre musique ?

Absolument. Nous avons une fraternité. On se connaît tous personnellement et nous passons beaucoup de temps ensemble. On parle de sujets sérieux et on se soutient à travers les épreuves. On s’entraide pour apprendre et grandir. Parcourir le monde à travers différentes cultures et langues n’est pas toujours facile, surtout avec la rigueur qui est nécessaire dans notre travail. Alors quand tu changes de pays tous les vingt jours, il faut se soutenir et être à l’aise avec ses compagnons. Et ce lien se traduit quand on monte sur scène, on converse par la musique.

Vous avez vécu pendant plusieurs années en Chine, où vous avez intégré différents genres à votre musique. Et une tournée européenne est prévue cette année. On peut donc dire sans craintes que vous aimer voyager, découvrir ?

Bien sûr ! Qui n’aime pas ? Je considère le monde comme ma maison. je ne veux pas limiter mon esprit et mon inspiration à un pays ou une culture, je veux tirer quelque chose du reste de la Terre. Et j’adore pouvoir communiquer avec n’importe qui grâce à la musique.

Vous avez invité de nombreux artistes pour créer cet album. C’était important pour vous d’avoir différentes voix et différents styles ?

Je voulais raconter une histoire comme un film, et c’était important d’avoir différentes voix pour raconter cette aventure. Il me fallait des personnages capables d’aider le héros à progresser dans son voyage. Si je suis Luke Skywalker, alors Wyclef Jean joue Han Solo et Kassa Overall joue Dark Vador. Une fois que vous appuyez sur play, vous n’avez plus qu’à suivre l’histoire.

Préférez-vous jouer dans des salles plus intimes, ou bien de grands concerts avec des milliers de personnes ? L’un est-il plus dur que l’autre selon vous ?

Je donne la même énergie dans les deux cas. Et si je dois jouer devant 10 000 personnes, je ferai en sorte que cette énergie touche les 10 000 personnes sans exception.

Vous avez été nommé trois fois aux Echo Awards et une fois aux Grammy Awards. Que ressentez-vous vis-à-vis de ces nominations ?

Je ne sais même pas ce qu’est un Echo Award ! (rires). J’apprécie ces récompenses et la visibilité qu’elles apportent, mais elles ne constituent absolument pas un objectif. Quand je pense à la musique, je ne pense pas aux trophées.

Qui sont vos inspirations dans votre travail ?

Pour n’en citer que quelque-uns, je dirais Stevie Wonder, Miles Davis, Bob Marley, Michael Jackson, Kendrick Lamar, Outcast et Prince. Et évidemment les artistes avec qui je travaille.

Avec cet album, vous avez le sentiment d’avoir accompli quelque chose d’important ?

C’est le cas avec tous les albums que j’ai faits. Mais ce sentiment est encore plus fort quand je sais que je suis resté moi-même en travaillant, que j’ai créé une œuvre honnête et pas normalisée selon les tendances du moment.

Vous réfléchissez déjà à de futurs projets musicaux ?

Bien sûr, et je n’ai pas fait qu’un seul album pendant le confinement, j’en ai fait cinq ! En comptant les treize titres de BLK2LIFE A FUTURE PAST, j’ai produit plus de 70 musiques. Tout ce temps était pour moi l’occasion de prendre de l’avance sur mon travail, et maintenant je peux réfléchir à de nouvelles idées.

Après l’expérience d’introspection de l’an passé, vous comptez consacrer plus de temps à vous-même dans l’avenir ou bien reprendre votre rythme de travail acharné ?

Après tout ce temps passé avec moi-même, je veux continuer de me développer personnellement. Ma vie a toujours été rapide. J’évolue constamment, celui que j’étais il y a trois mois n’est pas celui que je suis aujourd’hui, et je ne serai pas non plus le même dans trois mois encore. Je me considère comme un étudiant qui apprend constamment de nouvelles choses, et j’ai l’intention de continuer à évoluer ainsi jusqu’à ce que je passe à un autre plan d’existence.