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Lyor : une lettre aux vivants

Cover de l'EP "Lettre au Néant" de Lyor

Depuis près de 20 ans, Lyor milite pour le slam en France, entouré de son collectif 129H. Toutefois, il est un enfant du hip-hop, et du rap. C’est ce qu’il démontre avec son EP “Lettre au Néant”, sorti ce 26 mars 2021, entre thématiques novatrices, interprétation théâtrale et flows désarçonnants. Nous l’avons rencontré, pour qu’il nous explique ce projet, fruit de plusieurs années de travail, mais aussi pour discuter de la place du slam en France.

Interview : Dorian Lacour

iHH : Salut Lyor. Avant toute chose, je voudrais jeter un petit coup dans le rétro de ta carrière. Tu t’es très tôt positionné dans le slam, ce qui pouvait sembler être un pari. Comment est-ce-que ça s’est fait ?

Alors, j’ai envie de te dire que je ne me suis pas positionné, ça s’est imposé à moi. J’ai commencé à rapper dans les années 90, quand j’habitais à Toulouse, en écoutant IAM, NTM… J’écrivais des textes que je rappais, des fois a cappella. Je suis venu vivre à Paris au début des années 2000, et j’avais un grand frère qui m’a emmené dans une scène slam. Ça a été une révélation, je me suis dit que je faisais du slam depuis le début en fait. Pour autant, ça ne m’a pas empêché de continuer à envisager mes textes en rap.

iHH : Parlons du collectif 129H, qui est une figure centrale du slam en France. Raconte-moi déjà vos débuts, ta rencontre avec Neobled, Rouda… C’était lors de ton arrivée à Paris, si je me trompe pas ? 

C’est ça, on s’est rencontrés très très vite, dès le premier jour. Ils étaient présents sur les scènes slam du 20ème arrondissement, autour de Ménilmontant. Assez vite s’est développée une amitié entre nous, on s’est très bien entendus, et on a commencé à organiser des scènes. On a pas été les premiers à slamer, mais on est les premiers à s’être montés en collectif. Les scènes se sont développées un peu partout dans les années 2000, on a contribué à cela à notre manière. 

iHH : Alors, avec 129H vous êtes hyperactifs depuis 20 ans maintenant, et ce qui est drôle c’est que vous avez participé au lancement de très grands noms du slam, je pense notamment à Grand Corps Malade. C’était quoi votre volonté ?

On était pas dans un état d’esprit de producteurs à l’époque, on était juste en kiff, on voulait donner la parole au maximum de gens. Historiquement, je suis le premier à avoir appelé Grand Corps Malade sur scène. Il fréquentait nos scènes en tant que spectateur, avec son pote John Pucc’chocolat, enfin Jacky Ido. Je les ai vu discuter du choix du pseudo en coulisse, ils cherchaient un nom d’indien, c’est Jacky qui a eu l’idée si je me souviens bien. Par la suite, on a donné des spectacles ensemble, on a créé Le cercle des poètes sans instru.

iHH : En 2020, “Mesdames” de Grand Corps Malade a été parmi les 10 albums les plus vendus en France. Tu y aurais cru, si on t’avait dit ça il y a 20 ans ?

Il y a 20 ans non, mais on s’est très vite dit qu’il avait un truc. Il y a 15 ans déjà je commençais à m’en douter. Très honnêtement, on a vécu ça de près, j’étais sur qu’il allait se passer quelque chose avec lui. Il a un charisme, un talent, ça se voyait. Il y avait les tournois BouchaZoreill’, ils les a quasiment tous gagnés. Même sans être devins, on pouvait se douter qu’il aurait du succès. Après, son succès est dû à plein de choses, le bon manager, les bonnes rencontres aux bons moments, un bon contexte pour la sortie de son premier album [“Midi 20” – NDLR], certains diraient aussi un peu de chance…

iHH : Tu reviens donc ce 26 mars avec “Lettre au Néant”. Tu pourrais m’expliquer ce titre ?

Bien sûr, en fait c’est une double, voire une triple référence. Déjà ça rappelle l’ouvrage de Jean-Paul Sartre, “L’Être et le Néant”. Ensuite, mon père était peintre et il a travaillé sur les thématiques abordées par Sartre, ses travaux sont un peu à l’origine du projet. Enfin une troisième réf, plus personnelle, dans le sens où “la lettre” suit notre parcours avec 129H. Le premier album de Rouda s’appelait “Musique des Lettres“, on a eu un spectacle qui s’intitulait “Slameurs publics : des lettres sur mesure“… Cette image de lettre me plaisait bien. C’est très philosophique, mais c’est un peu aussi une forme de questionnement sur la vie, une lettre envoyée à ce grand vide qui nous habite, dans laquelle on explore notre propre quête du bonheur, notre rapport à la consommation, à nous-même.

iHH : Parle-moi de ta relation avec Nicolas Séguy, qui est lui aussi un grand monsieur du slam en France. Quels ont été ses apports sur l’EP ?

Tout à fait, il accompagne des grands noms. Il est à l’origine du premier album de Grand Corps Malade, il accompagne Kery James sur ses tournées acoustiques aussi. Nicolas est un ami, on se connait depuis longtemps, on l’a rencontré sur les scènes slam. On a toujours bossé avec lui, pour 129H et ceux qui sont autour de nous. C’est un auteur-interprète d’une grande sensibilité, et un super musicien. La musique de Nicolas amène des ambiances superbes pour chaque morceau. Pour ce projet, notre processus a été un peu différent du premier EP [“Lyor“, sorti en 2015 – NDLR]. Cette fois, je suis arrivé avec des “croquis”. Je ne suis pas musicien, donc je lui ai fait des “objets” de musique sur Logic Pro, avec des samples, des boucles, et il a recomposé par-dessus. Il a gardé les rythmiques en recomposant le tout, les basses, les claviers… Mais du coup, je me suis permis de me mettre en co-compositeur !

iHH : Globalement, c’était quoi ta volonté avec ce projet ? Qu’est-ce-que tu voulais offrir à ton public ?

Une petite tranche de vie, qui correspond à quelques années. Parce que cet EP s’échelonne sur quelques années. Je ne suis pas le plus productif des slameurs ni des rappeurs, mais ce projet me tenait à cœur. J’ai profité des périodes inactives sur les scènes et les ateliers pour achever “Lettre au Néant”. C’est aussi l’aboutissement de la création d’un label avec 129H, je l’inaugure en quelques sortes. Les confinements de l’an dernier m’ont permis de finaliser tout ça.

iHH : Ta musique te permet aussi de te confesser, je pense au morceau “J’Bouffe” dont le clip est sorti récemment, où tu parles de ton rapport à ton corps. Tu n’as pas peur, parfois, de trop en dire de toi dans tes sons ?

C’est une bonne question… Je te dirais que c’est un choix. Quand j’écris, c’est toujours très personnel. Ce sujet-là n’avait pas été abordé jusque là, mais quand j’écris je veux que ça puisse parler à un maximum de gens. C’est pour ça que j’ai pu écrire ce morceau, je me suis dit que ça ferait peut-être écho chez des gens. Honnêtement, je préfère qu’on me paye pour raconter ma vie plutôt que de payer un psy.

Lyor par Henri Coutant

iHH : Il y a le morceau “Super Zéro” aussi, qui se concentre sur les trolls du net, et sur les “nazis de l’orthographe” si je puis dire. Comment t’est venue cette idée ?

On est dans un monde où tout se passe par écran interposé, et les gens se lâchent. C’est quelque chose qui m’a toujours fait rire, mais c’est devenu inquiétant dernièrement. Alors j’ai imaginé ce personnage, un peu relou, qui se prend pour un super-héros mais qui au final fait chier tout le monde. J’aime bien m’imposer des contraintes lors de l’écriture, créer un personnage ça en fait partie, c’est stimulant.

iHH : Honnêtement, en écoutant ton projet, j’ai l’impression que tu rappes plus que tu ne slames. Je me trompe ? 

Non pas du tout, pour moi je rappe, j’ai toujours rappé, et je rapperai toujours. Le slam, c’est plus un moment que les gens partagent, chacun avec son univers. Moi je viens du hip-hop, mais il y a des gens qui lisent, qui improvisent, d’autres qui chantent même. L’effet Grand Corps Malade a associé l’image piano-grosse voix au slam, mais quand tu vas sur les scènes, tu découvres des gens très différents, qui n’ont souvent rien à voir avec cette image. Le slam m’a nourri, dans ma diction, dans ma façon d’agencer les mots, mais je reste un rappeur, à l’ancienne, toujours dans mon univers.

iHH : Il faut aussi que tu me parles de votre rencontre avec Marc Smith, l’inventeur du slam. Qu’est-ce-que ça fait, d’avoir face à toi celui qui a inventé l’art que tu exerces depuis des années ?

C’est une expérience assez incroyable. Une fois face à lui, le bonhomme est très sympa, ouvert, accueillant, donc ça enlève du côté impressionnant. Ce qui nous a bluffés en revanche avec 129H, c’est de se retrouver au Green Mill, à Chicago, là où le slam est né. C’est l’ancien bar d’Al Capone, il y a une vraie ambiance là-bas. On est partis plus de 15 jours aux États-Unis, on a monté la French Slam Connection, portée par la Ligue Slam de France. L’idée était de faire partir des collectifs français à Chicago, pour rencontrer la troupe de Marc Smith, et faire une connexion, avec des traductions des textes. Ça donnait une performance multilingue, où chacun pouvait comprendre ce qu’il voulait. On a pu jouer dans des lycées, des restaurants, des salles de spectacles, c’était vraiment super. 

iHH : L’EP “Lettre au Néant” se conclue avec “Hubris”, qui signifie orgueil. C’est une touche assez pessimiste sur l’avenir de la planète. Pourquoi terminer sur une note comme ça ?

C’est vrai que j’aurais pu finir sur un truc plus joyeux, mais ces 2-3 dernières années le dérèglement climatique est le sujet qui m’a le plus préoccupé je pense. Finir cette “Lettre au Néant” sur cette note-là, c’est important. Au moment où je l’ai écrit, c’était un sujet qui n’était pas autant médiatisé que maintenant. Dans la musique, des personnes comme Julien Doré ou Shaka Ponk évoquent ce problème maintenant. Mais ce n’est pas très réjouissant, je comprends tout à fait que des artistes n’aient pas envie de se pencher sur ça. 

iHH : Pour parler un peu de musique en général, qu’est-ce-que tu écoutes en ce moment ? 

Tu l’auras compris, je suis très nostalgique. J’écoute beaucoup de hip-hop du milieu des années 90 et des années 2000, mais je me tiens informé de ce qu’il se passe. J’aime beaucoup Damso par exemple, dans les choses modernes. Je trouve ça intelligent et travaillé. J’essaye aussi de ne pas me cantonner au rap, j’écoute Size Radio, une petite webradio qui passe de la bonne musique, de la soul, du hip-hop, du reggae, parfois de la house. Je diversifie au maximum ce que j’écoute.

iHH : J’ai l’impression, et peut-être que je me trompe, que le slam reste malgré tout le vilain petit canard de la culture hip-hop. Mais d’un autre côté, c’est un genre musical qui a la côte dans les médias, jusque dans les manuels scolaires… C’est un peu étrange, non ? 

Les gens de la culture hip-hop on des a priori, mais perso je n’y accolerai pas le slam. C’est sûr qu’il y a des gens comme D’ de Kabal, Triptik, Black Boul’ et Dabaaz notamment, donc il y a des ponts, des liens. Mais pour moi, le slam ne rentre pas totalement dans cette culture. On y retrouve des gens du rock, du théâtre, de la poésie, du conte… À titre personnel, j’ai trouvé dans le slam une écoute que je n’avais pas aux soirées hip-hop. Au niveau institutionnel, les gens de la “culture établie” ont moins peur d’un slameur, en mode “c’est de la poésie”, que d’un mec qui dit qu’il rappe. Il faut dire aussi qu’en France on donne de la visibilité à un certain style de rap. L’image que le fameux grand public a du rap n’est pas du tout la même que moi j’en ai.

iHH : Tu penses, à terme, que le slam peut devenir plus grand que ce qu’il n’est déjà en France ? 

Je pense qu’en France, les gens ont du mal à comprendre ce qu’est le slam. C’est pas assez développé, comme aux États-Unis où il y a une vraie scène. Le fait qu’ils invitent une poétesse [Amanda Gorman – NDLR] à la cérémonie d’investiture de Joe Biden, jamais tu ne verras ça en France. Ça pourrait être bien mieux ici, mais c’est un travail de terrain et de longue haleine. Le slam ce n’est pas un genre, c’est un moment. Il y a encore énormément de travail, mais bien sûr qu’à l’avenir les choses pourraient évoluer dans le bon sens. 

iHH : Pour toi, et pour 129H, c’est un formidable moyen d’apprentissage pour les jeunes. Vous organisez des ateliers slam fréquemment, même si j’imagine que c’est plus compliqué en ce moment avec le coronavirus… Tu penses que l’Éducation Nationale devrait encore plus mettre cette discipline en avant ? 

Pour ce qui est du COVID, il y a quelques contextes où les ateliers ne sont plus possibles, comme dans les facs, mais dans les collèges, les lycées, les bibliothèques ou les missions locales, on bosse quand même pas mal. Ces ateliers ont toujours été une part importante de notre palette artistique. On a élaboré notre méthode, on a même édité un petit guide méthodologique du slam. Pour l’Éducation Nationale, ça arrive doucement. Je fais partie du conseil d’administration de la Ligue Slam de France, et on porte des actions nationales, notamment “Slam-à-l’École“, et de plus en plus de profs font appel à nous. Il y a aussi les notions de grand oral, au bac et au brevet. Petit à petit, ça commence à infuser, parce qu’il y a un grand besoin chez les jeunes d’apprendre à s’exprimer oralement aujourd’hui. Des choses se passent.


Pour écouter “Lettre au Néant” de Lyor, c’est juste ici :