Site icon

Liqid : le parcours d’un rappeur incomparable

Le visuel du dernier single de Liqid, "Opération Shawarma".

Liqid est un pionnier de la scène rap lyonnaise, d’abord au sein du groupe Les Gourmets, et depuis une dizaine d’années en solo. Avec son label Mutant Ninja, il multiplie les projets pour développer le rap au Moyen-Orient. Moins présent sur la scène française ces derniers temps, il compte bien amorcer un retour en 2021. Son single “Opération Shawarma”, dispo depuis le 22 janvier, devrait très vite être suivi d’un ou plusieurs projets. iHH MAGAZiNE a discuté avec lui.

Interview : Dorian Lacour

iHH : Salut Liqid. Tu es dans le milieu depuis assez longtemps maintenant, et tu t’es frotté à plusieurs types de hip-hop. Comment est-ce-que tu décrirais ta proposition musicale à l’heure actuelle ? 

En fait, c’est un peu dur à dire. Je me suis jamais vraiment défini par rapport à des tendances particulières, j’ai abordé le rap en étant un peu en marge. Dès mes tous premiers morceaux de rap, quand tout le monde était à fond dans la vibe Queensbridge, Mobb Deep, moi j’étais dans la G-Funk, la musique West Coast, des trucs hors-normes. Assez rapidement avec Les Gourmets, on a fait un son différent qui ne rentrait pas dans les cases. On a été catalogués “rap alternatif” alors qu’on faisait juste ce qu’on avait envie de faire. Quand tu regardes, avec le recul, des groupes comme nous, La Caution, TTC, on a été parmi les premiers à faire des sons un peu trap, qui ont été à la mode bien longtemps après. J’écoute énormément de rap, je me bute au rap. Ça fait quelques années que je suis assez proche du rap arabe, en Palestine ou en Jordanie, ce sont des scènes qui m’intéressent. J’ai conscience aussi que ça peut à un moment rendre ma proposition artistique difficile à appréhender pour le public, mais je fais ce que j’aime faire. Toujours. 

iHH : Pour revenir un peu au commencent, tu as été membre du groupe Les Gourmets, et vous aviez fait un peu de bruit avec des morceaux comme “Ton Hip-Hop Une Grande Fête” ou “Fais Tourner La Weed”. Quel souvenir gardes-tu de cette époque ? 

Je pense qu’on ne s’en rendait pas trop compte. Le fait qu’on ait marqué des gens, on en a pris consciencee des années après, pas forcément quand le groupe était actif. On faisait partie des groupes un peu chauds sur MySpace, mais ce n’était pas comme aujourd’hui où tout le monde a un smartphone avec Instagram et YouTube. Il y une grosse dizaine d’années, ce n’était pas du tout la même chose. La perception qu’on avait du succès, même si on est restés underground, était un peu limitée par rapport à ce que ça peut être pour les jeunes aujourd’hui. Internet était un peu un miroir déformant. Notre influence, je la voyais lors des concerts, à Lyon, mais on était jeunes, on n’était pas vraiment conscients des choses. C’est presque rageant que le groupe se soit arrêté en 2010, parce que c’est après que je me suis rendu compte du truc, en croisant des gens dans les soirées par exemple. Mais je pense d’ailleurs que ça joue : une fois que le groupe a cessé d’exister, les gens s’y sont peut-être mis. Peut-être aussi que des morceaux ont bien vieilli, sans dire qu’on faisait du son avant-gardiste, mais franchement, nos morceaux passent bien encore maintenant. 

iHH : Après tu as développé ta carrière solo et tu es resté une figure de ce que le grand public a qualifié de “rap alternatif”. Au final, ça ne veut rien dire. Tu en penses quoi ? 

Ça m’a toujours hérissé le poil. Je ne me reconnais pas là-dedans. “Rap alternatif”, en filigrane, ça veut un peu dire rap de blanc, voire rap de bourge, c’est un truc assez connoté. Moi, je suis vraiment un banlieusard, quand je suis né, je n’étais même pas Français, donc je ne corresponds pas du tout à ça. Pour nous, on fait juste du rap, en ayant conscience d’avoir une proposition pas hyper mainstream ou qui n’a pas le même potentiel qu’un Gims. Je comprends qu’on me qualifie de rappeur underground, clairement, mais alternatif, je ne comprends pas. Si tu demandes à tous les gars de cette scène de l’époque, personne n’a kiffé cette appellation. En plus, ce sont souvent des gars très techniques. La Caution, Grems, des mecs hyper techniques qui n’ont rien à envier aux X.Men de l’époque. Ils ont influencé des 1995, qui ont apprécié et respecté cette technicité. Après, j’admets que c’est une frange du rap underground plus dure à appréhender, mais l’expression “rap alternatif” m’a toujours dérangé. Je me suis pas posé de question en faisant de la musique, je n’ai pas la prétention de faire quelque chose d’alternatif… Je fais du rap, tout simplement.

iHH : Tu es aussi un activiste de la scène rap lyonnaise qui prend réellement de l’ampleur ces dernières années. Quel œil portes-tu sur cette évolution ? 

C’est marrant, parce que j’ai eu cette discussion encore hier soir. Cette fois, on se dit que ça va le faire, qu’on va enfin mettre Lyon sur la carte. Je milite pour mais j’ai un peu peur, parce que j’ai moi-même été un pseudo-espoir de cette scène. Il y a toujours ce truc de la malédiction lyonnaise. Mais c’est vrai que pour le coup, il y a des artistes qui émergent en ce moment. J’écoutais un gars qui s’appelle Tedax Max il y a quelques temps, il est très doué. Je suis assez excité par tout ça. À l’époque je faisais partie des chiens fous, avec 800 Industrie, Les Gourmets, le FLEAU qui avait son émission sur la radio “Black Line“… Maintenant, je fais moins attention à d’où vient un rappeur, c’est un peu plus globalisé, mais j’ai bien évidemment une tendresse particulière quand un artiste qui fait du bruit est Lyonnais. J’ai créé un label, Mutant Ninja, sur lequel on défend et produit différents artistes qui ne sont pas que de là-bas, même si on a Cœur qui est lyonnaise. En tout cas, je serais ravi si la scène explose à Lyon. Si je peux donner un coup de pouce, j’en serais très heureux, mais ceux qui montent en ce moment n’ont pas besoin de moi je pense. 

iHH : On sent, dans ta carrière, un profond attachement à la culture hip-hop plus largement que le rap. J’ai l’impression aujourd’hui que le rap s’est vraiment détaché du hip-hop et est devenu “plus grand”. Tu en penses quoi ? 

Franchement, je n’ai aucun problème avec ça, c’est une évolution naturelle des choses. C’est pour ça que le rap est aussi excitant, c’est une culture qui est dans son temps, qui s’inspire et qui bouscule. Pour le coup, c’est très hip-hop comme démarche. Je comprends que la transformation de cette musique fasse qu’un jeune qui rappe n’a pas à valider les piliers du hip-hop comme un truc sacré. Pas besoin d’avoir commencé en tournant sur la tête au Trocadéro ou devant l’Opéra à Lyon pour être légitime. On est en 2021, faut pas faire genre qu’être à fond dans le DJing, le breakdance ou le graff, c’est nécessaire pour avoir le droit de rapper. Ce n’est pas parce que tu t’intéresses pas forcément à ça que c’est rédhibitoire, et ce n’est pas parce que tu ne t’y intéresses pas que tu ne vas pas amener ta pierre à l’édifice. Le rap est en évolution permanente, parfois même tu es surpris. Tu vois Synaptik, un rappeur palestinien qui est très porche de nous, il est un peu plus jeune et je le trouve hyper impressionnant. Le gars a fait des études de médecine, c’est un érudit. Il a découvert le rap avec Drake, mais il est totalement en avance sur les 3/4 des rappeurs français en terme de musicalité. Il influence vraiment sa scène et la place du rap au Moyen-Orient. Chacun porte en soi la transmission d’un certain patrimoine hip-hop. 

iHH : Pour parler de ton actu, tu as sorti le morceau “Opération Shawarma” le 22 janvier. Comme tu en as l’habitude, tu glisses un message dénonciateur sous un air déconneur. C’était quoi que tu voulais transmettre avec ce morceau ? 

Je n’ai pas énormément réfléchi, mais ça fait un moment que les histoires de “grand remplacement”, de suprémacisme blanc m’inquiètent et m’intéressent d’un point de vue presque sociologique. Il faut qu’on soit vigilants à ces tendances d’extrême droite qui s’insèrent durablement dans notre société. Après, je ne suis pas du genre à faire des trucs très premier degré, ce serait juste nul. Ça m’est venu à l’idée de mettre ça sous forme humoristique, avec le titre aussi, qui rappelle les comédies d’espionnage à la “OSS 117“. 

iHH : Tu penses que c’est important, quand on rappe, de dénoncer ? 

Pour moi, on n’est pas obligé, le rap ce n’est pas de la politique, même si le rap a un fondement social hyper important. Perso, je m’en fous que l’artiste dénonce. En revanche, je veux qu’on m’emmène dans un délire, qu’on me raconte une histoire. Un artiste qui fait que parler d’amour sans rien derrière mais qui a un propos puissant, je me laisse prendre. Par exemple, Hamza je kiffe ce qu’il fait, je le trouve hyper fort, je suis épaté par plein de ses sons. Et en même temps, le gars ne raconte rien, mais ça ne me dérange pas ! De la même manière d’autres rappeurs vont se forcer à passer un message et ça ne va pas marcher. 

Liqid par Kris & Nico (@krisandniko)

iHH : Quelles sont tes influences, actuelles ou de quand tu étais jeune ? 

Franchement, c’est assez large. Comme tu as pu le constater, mon son évolue pas mal avec le temps, j’écoute beaucoup de musique. En ce moment, je me bute au rap arabe qui m’influence vachement. Synaptik, Marwan Moussa, Abyusif, je scrute toutes leurs sorties, je me nourris de ça et je trouve ça libérateur. Aux USA, je suis pas mal sur les Cool Kids, Sir Michael Rocks, je suis aussi un gros baisé de la scène de la Bay Area, E-40 à mort. En France, je m’intéresse à tout, j’apprécie, mais rien ne me fait accrocher, je consomme et c’est tout. J’attends un peu le nouvel artiste qui va me mettre une calque, comme quand Hamza est arrivé. J’ai été super impressionné par lui, et ça ne s’est pas fait en une fois. Quand j’ai vu un premier clip je me suis dit : “mais c’est quoi ce gars, qu’est-ce-qu’il fait ?” Ensuite, j’ai compris son délire et j’ai adoré ! J’aime beaucoup l’originalité. Quand un truc arrive et ne ressemble pas à autre chose, ça va forcément m’interpeller, enfin si c’est de qualité bien sûr.

iHH : Parle-moi aussi de ton label Mutant Ninja. Comment vous est venue l’idée ? 

En fait, c’était quelques temps après que Les Gourmets se soient arrêtés. Pour la première fois depuis presque 10 ans, on était chacun dans notre coin, on devait “reconstruire” notre vie un peu. Quand on décide d’arrêter une aventure comme celle-là, il faut se recarder. On se parlait beaucoup avec des membres du groupe, Tcheep et Bonetrips, et on se disait qu’il fallait reformer un crew. On devait s’organiser, trouver un moyen de sortir nos tracks : c’est comme ça que Mutant Ninja est né. 

iHH : Il y a aussi une vocation humanitaire dans votre art. Tu n’hésites pas à donner de la force à des projets, notamment au Moyen-Orient. Comment est-ce-que ça s’est mis en place ? 

Si tu veux, c’est arrivé il y a à peu près 5 ans. Comme tu l’as dit, notre action est en particulier tournée vers le Moyen-Orient et la Syrie, parce que je suis Syrien. Au sein de Mutant Ninja, il y a Rémy qui est également Syrien, on a forcément une proximité, une attention toute particulière sur cette problématique qui est très forte. Je me demandais comment faire un truc, sans que ce soit trop opportuniste, mal vu et mal amené. Mais le jour où on a commencé, ça a été un putain de plaisir. Il y avait du monde avec nous, on a créé une dynamique qui continue jusqu’à aujourd’hui et qui porte ses “micro-fruits”. Il y a 5 ans, on a sorti l’album “AMAL” avec plein de beatmakers : 20syl, Al’Tarba, Nikkfurie, James Delleck, Vin’s da Cuero… Les beatmakers ont donné une prod°, on a vendu ce CD en physique et digital au profit d’une association qui développe des activités artistiques à la frontière turque pour des jeunes réfugiés. Ce qui est bien, c’est que le projet continue à marcher en stream, et qu’on continue à lâcher un billet tous les ans à une asso qui fait des choses sur le terrain. Il y a une semaine, ils nous ont donné des news sur les sommes qu’on a versées en 2019 et 2020 : elle a servi à construire des ateliers artistiques dans des camps à-côté de Raqqa, des trucs vraiment chants-mé. 

iHH : En parlant de ça, peux-tu me raconter l’organisation du projet Wameed à Amman, en Jordanie ? Qu’est-ce-que ça t’a apporté, humainement et artistiquement ? 

On est partis sur le terrain, on a monté des ateliers de beatmaking et d’écriture, pour des jeunes Syriens, Jordaniens et Irakiens. C’était encore plus fou parce qu’on était sur place. Déjà, ce que je retiens, c’est que quand t’as envie de faire un truc, ce n’est parfois pas si compliqué que ça. On est allés chercher des financements, on a ainsi pu tout financer, partir là-bas avec des tonnes de matos, des micros, des ordis, des cartes son, qui sont tous restés là-bas pour que les gamins puissent travailler. Il suffisait de le faire. C’est un projet humanitaire ou social, mais vu le bien que ça nous a fait, c’est limite un projet humanitaire pour nous en fait. C’est beaucoup d’émotions, des découvertes, ça nous permet de mieux comprendre ce qu’il se passe. Moi, je suis Syrien donc forcément je sais ce qu’il se passe, mais ce n’est pas la même chose de voir ça concrètement. Tu te dis que la vie c’est magnifique. Des gamins qui ont connu des trucs hardcore, au final, ce sont des ados comme les autres qui font des chansons d’amour et qui ne parlent pas forcément de guerre. En plus, pendant l’aventure, je me suis rendu compte que deux des enfants présents étaient mes cousins, mes vrais cousins en plus ! 

iHH : Tu penses à œuvrer pour le développement du hip-hop dans cette région du monde ? On imagine que ce n’est pas simple… 

Carrément, carrément. On a pas mal de projets avec Mutant Ninja autour du rap au Moyen-Orient, on a plein de contacts là-bas. Le souci, c’est que ça fait un an et quelques qu’on ne peut pas voyager à cause du COVID, et ça limite fortement le truc. À l’heure actuelle, on a toujours plein d’idées pour développer le rap dans cette région, mais compte tenu des circonstances, c’est moins une priorité que ce que c’était il y a un an. On se concentre un peu plus sur notre musique en ce moment.

iHH : Tu disais en 2013 dans une interview pour Le Bon Son que tu préférais être classique dans 10 ans que grillé dans 6 mois. Presque dix ans plus tard, tu as toujours la même mentalité ? 

Bien sûr, j’ai toujours la même mentalité, mais laisse-moi 2 ans que ça fasse vraiment dix ans [rires] ! En vérité, je ne pense pas ma musique, c’est plus du feeling. Si des gens doivent se prendre mes morceaux quand ma carrière solo sera terminée, ce n’est pas grave du tout. Je ne fais pas ça pour les streams et les likes, même si je suis bien sûr pas contre l’idée d’en faire. Par contre, ce que je veux, c’est donner le son plus sincère et honnête possible. 

iHH : Pour revenir à “Opération Shawarma”, ce single annonce quelque chose pour la suite ? Un projet, un EP… ? 

Alors en gros il y a un EP qui arrive, une sorte de reboot. Tu sais, il y a eu le début de ma carrière solo avec “Liqid Contre Le Reste Du Monde” et “Imbéciles Heureux“, après je me suis tourné vers le rap arabe, les projets tournés vers le Moyen-Orient, et je n’ai pas sorti beaucoup de projets, hormis les feats avec des rappeurs arabes. Je n’ai pas été hyper présent sur la scène rap en France et c’est décevant pour moi, parce que je suis un rappeur, je suis là pour être le plus chaud possible. Le nouvel EP est la première étape un nouveau cycle Liqid, il va regrouper les quelques titres sortis ces derniers temps et des nouveaux tracks. C’est le début d’une dynamique. En 2021, il y aura sûrement d’autres projets, des collaborations, des feats. On a pas mal de projets sur le label Mutant Ninja aussi : il y a Cœur, Arom, Tcheep qui vont faire des trucs. Il y aura certainement des connexions avec des copains du Moyen-Orient aussi, et des projets autour de la vidéo. Ce ne sont pas les idées et les envies qui nous manquent !


En attendant l’arrivée (très prochaine) de son nouvel EP, vous pouvez écouter Liqid juste ici :