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Ligeh Moneh : jamais dans la tendance, toujours dans la bonne direction

Cover de l'album "Et demain (?)" de Ligeh Moneh

Ligeh Moneh est dans le rap depuis une vingtaine d’années, et il n’a pas perdu la passion de ses débuts. Avec son deuxième album “Et demain (?)” sorti le 30 octobre dernier, il plonge l’auditeur dans un bijou hybride hip-hop soul-jazz, teinté d’un profond questionnement sur l’avenir. Il a pris un moment pour discuter avec iHH MAGAZiNE de l’évolution du rap, de l’importance du groove et de sa vision de demain.

Interview : Dorian Lacour

iHH : Salut Ligeh, alors tu es revenu le 30 octobre dernier avec ton album “Et demain (?)”. Dès le titre, avec ce point d’interrogation, on sentait que tu voulais exprimer un doute sur l’avenir du monde. Pourquoi ça ? 

En fait au départ l’album devait s’appeler “Demain“, tout simplement comme le titre du single. Assez vite, il est apparu dans ce morceau-là, que je fais avec mes enfants, que j’étais déjà interrogatif dans le titre. Je me suis dit que cette interrogation qu’on ne retrouve pas dans le single il fallait qu’elle soit visible. Rien n’est plus incertain que le jour d’après. Je prends un exemple tout bête, même si c’est survenu après l’enregistrement de l’album, c’est le confinement. C’est un événement marquant du XXIème siècle, avec des mesures restrictives, auxquelles on ne s’attendait pas du tout. Le point d’interrogation est entre parenthèses parce qu’on peut se dire que demain ça va être le chaos, mais si on prend conscience des choses peut-être que ça peut s’arranger, qu’on peut s’en sortir. Ce titre laisse le choix à l’auditeur d’être optimiste ou pessimiste.

iHH : Et toi, tu es plutôt optimiste ou pessimiste ? 

Je suis plutôt enclin à me dire qu’on est dans une sacrée merde. Je suis plutôt pessimiste, s’il n’y a pas une prise de conscience au niveau de nos décideurs. Mais il reste une lueur d’espoir, on voit qu’aux municipales beaucoup de mairies ont basculé vers les Verts. Après, même si les générations à venir vont s’en sortir ce ne sera jamais comme les générations précédentes. Elles vont s’en sortir peut-être grâce à la technologie, mais elles n’auront pas le même monde que leurs aînés. 

iHH : Ça fait maintenant près de 20 ans que tu es dans le rap, de tes débuts à aujourd’hui comment est-ce-que tu vois cette évolution ? 

Alors c’est vrai que je suis de la vieille école, j’ai un peu de mal à me défaire de cette emprunte, et je m’en porte très bien. Par contre, quel que soit le courant qui est amorcé il connait forcément une évolution, sauf dans des domaines un peu fermés, mais l’évolution est naturelle. Je ne peux pas porter un avis ou un œil négatif sur ça. Pour parler rap, je trouve qu’il y a beaucoup d’uniformisation, dans la musique, les flows, la technique… donc j’essaye de me concentrer sur ce qui m’intéresse en fait.

iHH : Quel regard portes-tu sur la scène actuelle ?

Je trouve que sur la dernière génération il y a quand même du niveau, sur les 5-6 ans qui viennent de s’écouler il y a du niveau, de la recherche au niveau des textes, même si on tourne en rond au niveau des thématiques. Franchement, il y a du bon dans le rap d’aujourd’hui, je prends plaisir à écouter certaines choses ! Ce que je peux déplorer c’est que ce soit le même style qui revienne, et que même les anciens essayent de s’approprier cette nouvelle tendance. Quand ils le font, ils vont plus dans le mimétisme, dans l’imitation, et c’est pas forcément bien. 

iHH : Tu offres une proposition singulière dans le rap, avec des prod° bien loin de ce qui se fait aujourd’hui et des textes qui rappellent le premier âge d’or du hip-hop français. Pourquoi avoir choisi cette formule ? 

Je fais ça au feeling. Quand on est partis sur ce projet les prod° ne m’allaient pas. On a longuement retravaillé dessus, pour que Joon Switon parvienne à faire ce que je voulais. Si des prod° actuelles avaient retenu mon attention je serais parti là-dessus, mais la ligne directrice c’est que c’était plutôt un album hip-hop soul-jazz. C’est ce que j’ai l’habitude de faire, sur des instrus boom bap, c’est ce qui déclenche quelque chose chez moi. Mais je ne suis pas fermé en soi.

iHH : Est-ce-que tu pourrais m’expliquer l’influence qu’a eu Joon Switon dans la création de ce nouvel album ? 

Il a été à l’origine de la composition de tous les titres. Ils sont co-composés avec Clyde, mais c’est Joon qui a défini la ligne artistique du projet. Ensuite ça a été édité par DJ Mada Wan, avec moi en co-édition, pour donner plus de relief aux prod° et les rendre encore meilleures.

Ligeh Moneh. © @jeanmi.f

iHH : On sent le groove, dans des morceaux comme “Petite fille” ou “Mon blase” par exemple. C’est important pour toi de laisser une grande place aux instruments dans tes prod° ? 

C’est très important pour moi, parce qu’après mon premier album [“Paroles d’homme” sorti en 2009 – NDLR] conçu par ordinateur à 90% j’ai eu la chance de le défendre sur scène avec des musiciens. Le plaisir que j’ai ressenti et l’impact que ça a eu sur moi m’ont vraiment décidé à faire ce projet avec des musiciens. Il y a ce côté vivant, je voulais absolument faire un projet dans ce sens-là et bénéficier de ce groove particulier. La touche soul-jazz c’est Joon Switon qui l’a rapportée. Tu as du remarquer aussi que les morceaux sont assez longs, parce que je suis assez bavard au niveau de la musique. C’était une évidence pour moi de faire ça comme ça.

iHH : Justement, ta proposition artistique est tout autre, avec des morceaux parfois très longs, sans refrain chantonnés… J’ai comme l’impression que tu fais ça par amour du rap, plus que par volonté de succès, je me trompe ? 

Non tu ne te trompes pas. C’est sûr que j’ai une démarche mercantile d’un côté, sinon je donnerais mes CDs et je ferais du téléchargement gratuit. En fait, j’avais cette démarche de vivre de ma musique dans mon premier album, aujourd’hui je suis plus dans une démarche de passionné. Je cherche vraiment à prendre du plaisir, et à communiquer un message à un maximum de personnes. C’est ma préoccupation première. Je ne suis pas dans une optique de faire des sous, enfin bien sûr que j’aimerais faire disque d’or, mais ce n’est pas l’objectif principal. Je veux avant tout me faire plaisir, avoir la reconnaissance du public, des producteurs, de mes pairs… Ensuite si j’arrive à vendre, c’est tant mieux !

iHH : Sur le morceau “Maître de cérémonie” tu convies notamment le groupe Düne qui a fait partie de tes influences. C’était important pour toi ? 

C’était très très important, je suis content qu’ils aient répondu favorablement, ainsi eu Le Komplice a.D.S. J’ai commencé le rap en les écoutant, en les observant, parce qu’ils avaient une approche déjà particulière de la musique. C’est sur que j’ai été influencé par eux au niveau de ma technique. Les avoir sur “Et demain (?)” c’est aussi une reconnaissance. Ce morceau-là a été clippé d’ailleurs, j’espère que ça donnera toute l’ampleur de la musique !

iHH : Tu convies aussi des artistes qui rappent en anglais sur ce projet, comme Fua Zi ou Mic El, pourquoi ça ? 

Je t’avoue qu’au départ je n’étais pas forcément pour, parce que suis un peu pro-Français à la base. Un artiste qui peut faire les deux, je préfère qu’il pose en Français. Il s’avère que c’est Joon Switon qui m’a proposé de faire apparaître des artistes anglophones qui colleraient bien avec l’ambiance du projet. C’étaient des connaissances à lui, on a échangé et j’ai senti que ça pouvait apporter au projet. Au niveau de l’internationalisation de l’album c’est super aussi.

iHH : D’ailleurs le morceau “Hip-Hope” est dénonciateur de la situation aux États-Unis. C’était essentiel, selon toi, de parler de la situation là-bas dans un morceau ? 

En fait ce qui était important c’était de parler de ce dont je parle dans mes couplets. C’est un morceau qu’on a fait il y a 2-3 ans. Ce qui était important pour moi à ce moment-là c’était de parler de ce qui me touchait, les déplacements de populations, les migrants. Ça date pas d’hier, mais c’est un sujet qui me parle. On a fait le parallèle avec ce qui touchait Mic El. Moi j’avais un regard extérieur, mais c’est sur que quand il y a un mouvement aux États-Unis il y a une répercussion sur le monde. Là c’était l’élection de Donald Trump et tout ce qui en a découlé. Ce morceau a été fait comme une conversation téléphonique, il me dit ce qu’il se passe chez lui et moi ici. On a vu comment ça a évolué, avec les violences policières, le mouvement #BlackLivesMatter.

iHH : Et plusieurs années après, rien ne semble avoir bougé…

En effet et c’est triste, on se dit que la situation n’évolue pas… Le morceau “Femmes” le montre bien aussi. J’ai commencé à l’écrire il y a près de dix ans, et l’actualité s’enflamme autour de ça aujourd’hui. C’est dommage de se dire que des thèmes comme ça qui datent de très longtemps sont toujours d’actualité.

iHH : Est-ce-que tu considères “Et demain (?)” juste comme un album de rap ? 

Non, c’est un projet qui a vraiment une signification très très lourde pour moi. Ça va vraiment au-delà du projet artistique. Ça va sûrement être mon dernier solo, c’est un album qui a mis beaucoup de temps voir le jour, parce qu’il y a eu beaucoup d’imprévus, beaucoup d’obstacles. Forcément il prend une place importante, à la mesure de la prod° qu’il y a eu derrière aussi. Même si les instruments c’est guitare-batterie-voix, avec un peu de cuivres sur “Laissez-moi“, en indé et en auto-prod° c’est pas simple de pouvoir tout gérer. Le fait que le parcours ait été jalonné d’imprévus et d’écueils, tout ça fait que je ne considère pas “Et demain (?)” simplement comme un album de rap. Si cet album était une conclusion pou moi, ce ne serait pas un problème. 

Ligeh Moneh et sa fille. © DR

iHH : Est-ce-que, selon toi, chercher à se renouveler en permanence pour coller à la tendance dans le rap est contre-productif ? 

Pas contre-productif mais fatiguant, tout dépend de la démarche dans laquelle on est. Le fait de toujours être dans la tendance et faire des compromis c’est accepter un public qu’on ne choisit pas forcément. L’objectif premier c’est de faire des sous. Je ne pense pas que ce soit contre-productif parce que quelle que soit la démarche, on est obligés d’être productifs. Là où il faut regarder c’est au niveau du qualitatif, on peut trouver des rappeurs qui allient qualité et commercial. Mais ça peut être compliqué de proposer de la qualité quand on est dans une démarche à toujours chercher la tendance. Pour prendre l’exemple de Booba, je pense que lui a un train d’avance. Beaucoup d’autres MCs sont dans un suivisme ou sont noyés dans la masse.

iHH : Toi pour le coup ce n’est pas ton credo !

Ma démarche personnelle c’est d’être dans l’authenticité. Je fais les choses comme j’aime parce que le rap pour moi n’est pas alimentaire, à côté de ça j’ai un travail qui Dieu merci me permet de nourrir ma famille correctement. Je peux comprendre des artistes qui ont un objectif de visibilité et qui vont être dans la compromission pour rester dans la tendance, à leurs risques et périls. Alors oui je suis peut-être resté bloqué dans les années 90-2000, tu me fais écouter du KRS-One je vais bouger la tête comme jamais je ne l’aurais fait avec un artiste actuel. Mon ressenti avec la trap, la drill ou la pop urbaine, c’est que ça semble éphémère. Je vais écouter un morceau qui m’a bien ambiancé il y a quelques mois, j’aurais sûrement pas envie de le réécouter dans un an. Alors qu’un morceau d’”Autopsie” de Booba, un Lino ou un Flynt, j’ai le même plaisir qu’à la première écoute quand je les entends aujourd’hui. Je ne me dis pas que je vais faire de la contre-tendance, le jour où une tendance m’inspire quelque chose je n’hésiterai pas à m’y mettre. 

iHH : Qu’est-ce-que tu dirais à quelqu’un qui hésite à lancer “Et demain (?)” ?

Je lui dirais juste “écoute, écoute et tu me dis ce que tu en penses”. Parce qu’une personne qui n’a pas forcément envie de faire la démarche, le fait de lui proposer d’écouter les premières paroles, les premières notes, ça va l’engager 30 secondes et à ce moment-là il pourra se dire qu’il en a envie d’en écouter davantage. Écoute les premières secondes, dis-moi ce que tu en penses. Généralement le gens vont au bout du morceau, et ensuite ils me disent ce qu’ils en pensent. Ma démarche c’est de transmettre quelque chose au public, une émotion ou un message. Si tu ne prends pas le temps d’écouter au moins le début, tu passes forcément à-côté. 


Vous pouvez écouter “Et demain (?)” de Ligeh Moneh juste ici :