Chaque jour, 100 millions de photos et vidéos sont postées sur Instagram. Le réseau social est devenu le théâtre d’expression des graphistes hip hop. Parmi eux, Romain Berfroi, Monsieur Sel, Juliana Kičinova et Wayzi ont discuté avec nous de leur art sur les réseaux sociaux. Pour la culture.

Texte : Dorian Lacour
Illustration exclusive en couverture de Timal par Wayzi

Tous sont unis par la passion du hip-hop. Davantage tournée vers le rock, Juliana Kičinova s’est penchée sur le rap en lançant un webzine musical, Trashery. « C’étaient les prémices de la trap avec Rae Sremmurd, au début je demandais à mes rédacteurs d’écrire dessus puis j’ai été mordue par le style » se rappelle-t-elle. Monsieur Sel, lui, est selon ses mots : « tombé là-dedans par effet de mode » au milieu des années 2010, « c’est un style de musique que j’ai toujours entendu avec le trio Booba – La Fouine – Rohff déjà quand j’étais adolescent ». Ceux qui lui ont fait aimer le rap s’appellent Nekfeu, Alpha Wann et « Lomepal, forcément ! »

Romain Berfroi a lui aussi commencé à écouter du rap dans son adolescence. À La Réunion plus précisément, d’où il est originaire « à l’époque des IAM, NTM, Sniper, Sinik». La culture hip-hop l’habite et il se réjouit de l’attention portée à l’image par les rappeurs ces dernières années. « Les clips de rap, c’est devenu des mini-films » glisse-t-il dans un rire. Pour Wayzi, deux artistes ont particulièrement retenu son attention : Tito Prince, dont il a d’ailleurs réalisé la cover du prochain projet, “Un Roi dans un HLM” (2019, One Body Music), et Kalash, pour qui il rêverait de designer une pochette. Aimer le hip-hop semble indispensable pour le représenter.

Illustration du single “Avec toi” de Oboy, par Monsieur Sel

Un travail d’orfèvre

Sans entrer dans les détails techniques, vous imaginez bien que le graphisme est une discipline complexe. Surtout, chaque illustration est le fruit d’un processus créatif plus ou moins long. Pour faire simple, on peut estimer le temps passé derrière chaque réalisation d’un jour à plusieurs semaines. C’est encore plus vrai pour ceux qui ont un concept précis, en plus du traditionnel portrait. « Mon cheminement créatif, c’est vraiment de me pencher sur un single et de le transformer en image fixe » explique Monsieur Sel. Il part souvent d’une punchline – qu’il cite dans son post sur Instagram – qu’il dérive, en s’appuyant sur l’univers de l’artiste et éventuellement le clip du morceau, pour donner naissance à une illustration.

Juliana Kičinova tire un peu le même bilan, car elle a la particularité de féminiser les pochettes d’album du rap français. Lassée de représenter des personnages ultra-féminins, elle a eu envie « à un moment donné de faire une meuf un peu plus badass, et pour ça je suis allée chercher du côté des rappeurs ». C’est ainsi qu’est né son premier détournement, celui de la cover de “Commando” (Capitol, 2017) de Niska, où les rappeurs se transforme en une sorte de Lara Croft. Badass c’est sûr, et assez iconique.

Niska selon Romain Berfroi

Du respect sur leurs noms

On le sait, Instagram est un formidable lieu de rencontre et d’interaction avec les artistes. Logiquement donc, les graphistes reçoivent souvent de la force de la part de ceux qu’ils représentent ou directement de leur public. Tout le monde est d’accord pour dire que sans les réseaux sociaux – et donc Instagram – il serait bien plus dur pour eux d’avoir une exposition. « On est obligés d’être actifs et de partager notre travail, il nous faut toujours une visibilité auprès du public, […] les réseaux sociaux sont indispensables, la majorité des choses passent par Internet aujourd’hui » confirme Romain Berfroi.

Ce qu’on peut déceler dans nos entretiens, c’est aussi que beaucoup voient Instagram comme une manière de s’implanter dans un secteur très concurrentiel. Chaque jour des centaines d’illustrations plus réussies les unes que les autres émergent sur le réseau social. De ce fait, les graphistes le considèrent comme un book virtuel. « C’est important, c’est même obligé, c’est grâce à ça que j’ai des clients qui viennent me voir » confirme Wayzi. Mais ce qui touche vraiment les graphistes, c’est quand un rappeur qu’ils ont représenté leur envoie de la force.

La pochette de Dans la légende de PNL, revisité par Julinana Kičinova

La rançon du succès

Juliana Kičinova nous raconte que lors d’une l’interview à laquelle elle participait, le photographe Jérémie Masuka mentionne ses illustrations et aussitôt… « Dinos a dit “ah mais c’est toi qui fait ça !”. A ce moment-là mon coeur a explosé ». Rien ne rend plus fier qu’une validation. Monsieur Sel se souvient d’ailleurs avoir passé une soirée à discuter avec Luidji et son graphiste après un concert de l’artiste. Wayzi est plus terre à terre, et dit être très fier des reposts de Kalash et Booba, mais réalise aussi que « c’est limite grâce à ça qu(‘il a) des clients ». Même s’il ne se concentre pas là-dessus, Romain Berfroi confirme tout de même que « ça motive, ça montre que ton travail plait ».

Booba selon Wayzi

On comprend donc qu’Instagram n’est pas du tout un à-côté pour ces illustrateurs. Ils sont imprégnés d’une culture qu’ils chérissent, et en font la promotion au travers de leur art. Ils ne cherchent pas la célébrité, et certains ne veulent même pas vivre uniquement de ça. Ce sont avant tout des artistes, explorer le champ des possibles est leur quotidien. Instagram leur a permis une certaine visibilité, un échange avec le public et leur a même offert une reconnaissance dans le milieu du hip-hop. Mais leur compte, aussi alimenté soit-il, ne représente qu’une infime partie de leur travail.

Autoportrait de Romain Berfroi, réalisé sans son matériel !

Wayzi, qui collabore notamment avec Chris Karjack et Tito Prince, songe à se lancer dans la photographie – sans bien sûr abandonner le graphisme – pour pouvoir offrir une offre complète à ses futurs clients. Romain Berfroi va quant à lui organiser sa première exposition au Mirano (Paris 9e) non loin de Pigalle, une fois la période de confinement terminée. Monsieur Sel tient à diversifier son offre, et va se lancer sans tarder dans les illustrations sportives, même s’il garde un œil attentif « sur ce que Damso va sortir ». En plus de travailler avec la chanteuse suisse Mara (pochettes, site web…), Juliana Kičinova a pour ambition de lancer « un portail pour les artistes indépendants, (où) il y aura des tonnes de templates pour simplement gérer son activité ». Une chose est sûre, comme on peut le deviner en jetant un œil à leur travail, ils ne manquent pas d’inspiration.

Angèle par Monsieur Sel.